Un des gardes en poste près du mur sud l’avait également remarquée. Woermann fut tenté de lui dire d’appeler son partenaire, mais il n’en fit rien. L’autre soldat se trouvait près du parapet, il ne pouvait y avoir aucun danger.
Il regarda donc le soldat s’enfoncer dans l’ombre – une ombre particulièrement épaisse. Woermann détourna les yeux au bout d’une quinzaine de secondes mais son attention fut à nouveau attirée par un hurlement étouffé suivi d’un bruit métallique – le bruit d’une arme qui tombe à terre.
Woermann scruta l’ombre, les mains crispées sur le rebord de la fenêtre, mais il ne vit rien.
L’autre soldat avait également entendu le bruit métallique et il se dirigea vers l’endroit d’où il provenait.
Woermann vit un point rouge s’allumer dans la nuit.
La lampe fonctionnait de nouveau. Puis il vit le premier soldat. Il gisait sur le dos, bras tendus, jambes repliées. Sa gorge était déchiquetée. Et ses yeux aveugles, accusateurs, le fixaient, lui, Woermann.
L’autre soldat cria au secours mais Woermann se rejeta en arrière contre le mur de sa chambre, tentant de réprimer la bile qui lui montait aux lèvres. Tout mouvement, toute parole lui était interdite.
Il s’abattit sur la table qu’on lui avait confectionnée deux jours plus tôt et se saisit d’un crayon. Il fallait que ses hommes s’éloignent de cet endroit, il fallait qu’ils partent du donjon, du col de Dinu si nécessaire. Aucun moyen de défense n’était envisageable contre ce dont il venait d’être le témoin. Et puis, il ne contacterait pas Ploiesti. Ce message atteindrait directement le Commandement Suprême.
Mais que lui écrire ? Il chercha son inspiration dans les croix qui le narguaient mais en vain. Comment lui faire comprendre les événements sans passer pour un fou furieux ? Comment lui expliquer qu’ils devaient quitter le donjon parce qu’une chose surnaturelle les menaçait, une chose qui se moquait totalement de la puissance de l’armée allemande ?
Il jeta des phrases sur le papier, les rayant l’une après l’autre. L’idée d’abandonner sa position lui déplaisait souverainement mais ce serait provoquer le malheur que de passer une autre nuit dans cet endroit. Il n’aurait plus aucun contrôle sur les hommes. Et, à ce rythme-là, il n’aurait bientôt plus personne à commander.
Commander… sa bouche se tordit lorsqu’il prononça ce mot. Il n’assurait plus le commandement de ce donjon. Une chose noire, horrible, s’en chargeait désormais.
LES DARDANELLES
Lundi 28 avril
2 heures 44
Ils voguaient au milieu du détroit quand il sentit le batelier s’approcher de lui.
Le voyage n’avait pas été de tout repos. Après Gibraltar, le rouquin avait rejoint Marbella, où il avait loué le canot à moteur de dix mètres de long sur lequel il se trouvait à présent. C’était une embarcation élancée, surbaissée, équipée de deux gros moteurs. Son propriétaire n’était pas un marin d’eau douce : le rouquin savait reconnaître un vrai loup de mer quand il en rencontrait un.
Le propriétaire avait âprement discuté son tarif jusqu’au moment où il avait appris qu’il serait payé en dollars-or, la moitié au départ et l’autre moitié quand ils débarqueraient sur le littoral de la mer de Marmara. Le propriétaire avait également insisté pour s’adjoindre un équipage, mais le rouquin avait refusé : à lui seul, il constituerait tout l’équipage.
Ils naviguaient depuis six jours, sans interruption, et filaient vingt nœuds en moyenne ; ils se relayaient à la barre toutes les huit heures, et ne s’arrêtaient que pour faire le plein dans des anses discrètes où le capitaine paraissait bien connu. Le rouquin réglait toutes les dépenses.
Et maintenant, alerté par le ralentissement du canot, il attendait que Carlos, le propriétaire, descende et tente de le tuer. Carlos avait attendu le moment propice depuis leur départ de Marbella mais l’occasion ne s’était jamais présentée. Le terme du voyage approchait, et Carlos n’avait plus que ce soir pour s’emparer de la ceinture à porte-monnaie. Le rouquin savait que c’était cela qui l’intéressait. A plusieurs reprises, Carlos l’avait frôlé pour s’assurer qu’il la portait toujours.
Le capitaine semblait de plus très intrigué par la boîte à la forme étrange qui ne quittait jamais le rouquin.
La porte donnant sur le pont arrière s’ouvrit doucement, laissant pénétrer un peu d’air frais. La silhouette de Carlos apparut brièvement puis la porte se referma.
Le rouquin entendit le bruit caractéristique d’une lame d’acier qu’on tire d’un fourreau de cuir. Ce périple plutôt agréable allait s’achever lamentablement. Carlos avait été un bon compagnon, il l’avait guidé avec art dans les eaux trop bleues de Sardaigne, dans le détroit qui sépare la Sicile de la Tunisie, dans les Cyclades, dans la mer Égée, enfin. Et ils se trouvaient à présent dans les Dardanelles, chenal étroit qui fait communiquer la mer Égée avec la mer de Marmara.
Quel dommage que cela doive se terminer ainsi…
Il vit la lame d’acier briller au-dessus de sa poitrine. Sa main gauche saisit le poignet avant même que la lame eût bougé, et sa main droite immobilisa l’autre poignet de Carlos.
— Eh bien, Carlos…
— Donne-moi ton or !
— Tu en aurais eu encore plus si tu me l’avais demandé. Pourquoi veux-tu me tuer ?
— Je voulais seulement trancher ta ceinture, dit Carlos, qui sentait les mains du rouquin le serrer plus fermement. Je ne te voulais pas de mal.
— La ceinture est autour de ma taille, et ton couteau à hauteur de ma poitrine.
— Il fait si sombre ici.
— Pas autant que tu le dis. Mais admettons…
Il relâcha son étreinte.
— Combien veux-tu ?
— Je veux tout ! s’écria Carlos, dont la main armée plongea pour la seconde fois vers la poitrine du rouquin.
Mais ce dernier lui avait de nouveau bloqué le poignet.
— Tu n’aurais pas dû faire cela, Carlos.
Lentement, sans faiblir un seul instant, le rouquin tordit le poignet de Carlos vers sa poitrine. Les os craquèrent, le couteau n’était plus qu’à quelques centimètres de la cage thoracique du capitaine.
— Non, je t’en prie ! Non !
— Je t’ai laissé une chance, Carlos, mais tu n’as pas su en profiter.
Les gémissements de Carlos se changèrent en un hurlement de douleur quand son adversaire augmenta sa pression, obligeant la lame à s’enfoncer dans son cœur.
Son corps se contracta puis s’affaissa. Le rouquin le laissa tomber sur le plancher de la cabine.
Il demeura un instant immobile et écouta les battements de son propre cœur. Il aurait voulu éprouver un quelconque remords. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas tué quelqu’un. Il aurait dû ressentir quelque chose. Non. Carlos l’aurait tué de sang-froid. Il n’avait eu que ce qu’il méritait. Et le rouquin avait autre chose en tête ; tout ce qu’il désirait, c’était atteindre la Roumanie.
Il se leva de sa couchette, ramassa la longue boîte et monta sur le pont pour reprendre la barre. Les moteurs tournaient au ralenti – il les poussa au maximum.
Les Dardanelles. Il y était déjà venu mais pas en pleine guerre, pas la nuit à toute vitesse. Les eaux où se reflétaient les étoiles formaient une étendue grisâtre, qui contrastait avec la traînée sombre des côtes. A cet endroit, le détroit ne devait pas avoir plus d’un kilomètre et demi de largeur. Mais le rouquin naviguait d’instinct, sans feux de position.
Il savait très bien ce qui pouvait l’attendre dans ces eaux. La radio annonçait que la Grèce était vaincue, et peut-être était-ce la vérité. Les Allemands pouvaient tenir les Dardanelles, à moins que ce ne fût les Russes ou les Anglais. Il se devait de les éviter. Son voyage n’avait pas été préparé ; il n’avait pas de papiers expliquant sa présence en ce lieu. Et le temps jouait contre lui.
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