— Qu’est-ce qui va se passer ? demanda un des Terriens.
— Les Danseurs se chargent de la mise en scène, lui répondit Rione. Il va nous falloir les regarder faire. »
Un orifice circulaire s’ouvrit dans le flanc de la navette ovoïde. Il s’élargit rapidement, passant de la taille d’une pointe d’épingle à celle d’une grande ouverture. Une courte mais large rampe en jaillit comme une langue et s’étira jusqu’au sol.
« Ça s’est déjà produit ? s’enquit un second Terrien. Souvent ? Ou bien est-ce la première fois qu’une intelligence non humaine foule le sol du berceau de l’humanité.
— Alors ils ont choisi un site bien étrange pour le faire, grommela la sénatrice Costa.
— Notre pays entre tous ceux de la planète, se rengorgea une Terrienne.
— Mais quelle signification peut-il bien avoir pour ces extraterrestres ? s’étonna le premier homme à juste titre.
— Les Danseurs ont toujours des raisons bien à eux, déclara Charban, même si elles nous paraissent à nous privées de sens. Il me semble voir bouger quelque chose dans leur navette. »
Deux Danseurs vêtus des combinaisons protectrices dissimulant au moins partiellement leur laideur pour des yeux humains apparurent au sommet de la rampe. Moitié loups, moitié araignées géantes, ainsi les auraient décrits la plupart des hommes. C’était la première fois que Geary en voyait un en « chair et en os » et il se félicita de la présence de cette tenue même s’il rougit de sa réaction.
Les Danseurs portaient un objet entre eux et avançaient à une allure étrangement lente.
C’était un conteneur oblong fait d’une matière translucide et d’environ un mètre sur deux. Dedans…
« Nos ancêtres nous gardent ! hoqueta la sénatrice Suva. Un homme ? »
Le docteur Nasr s’avança jusqu’au conteneur pendant que les Danseurs le déposaient sur un carré de terrain à peu près plat, avec les mêmes gestes lents et précautionneux. Il baissa les yeux sur l’objet puis tira un instrument de sa ceinture pour l’examiner. « Et un homme mort depuis très longtemps. Le corps a été protégé par ce conteneur et préservé de la décomposition par une momification d’origine naturelle. Il semble porter une sorte de combinaison protectrice. Il n’y a aucun signe de traumatisme. Je ne saurais dire comment il est décédé, mais ce n’est pas de mort violente. »
Un troisième Danseur sortit de la navette en tenant devant lui un autre conteneur beaucoup plus petit que le premier. Celui-là était opaque.
Nasr prit la boîte en se fendant d’une légère courbette respectueuse et regarda à l’intérieur. Il enfonça la main dedans et en retira de petits objets. « Quelqu’un reconnaît-il ceci ? »
Un des Terriens s’avança et s’en empara prudemment. « Ce sont d’antiques supports de données. Même s’ils ont été convenablement stockés et préservés, il est peu probable, après tout ce temps, que les données qu’ils contenaient soient encore lisibles. Nous pourrons peut-être en récupérer quelques bribes malgré tout.
— Et ça ? » Le docteur Nasr brandissait une épingle métallique qui scintillait au soleil, irisée.
La plupart des Terriens avancèrent d’un pas pour l’examiner, puis l’un d’eux la tendit vers Geary et les représentants de l’Alliance. « Ça dit Opération Long Saut dans la langue ancienne.
— De quoi s’agissait-il ? » s’enquit Geary en regardant l’épingle sans y toucher. Souiller de ses doigts ce vestige du passé lui semblait inconvenant.
« Je vérifie. » Un des délégués de la Terre consultait une tablette de données. « Il n’y a pas grand-chose là-dedans. Le goût du secret qui régnait à l’époque et la destruction, entre-temps, de nombreuses archives nous ont fait perdre beaucoup d’informations. En gros, ce que nos historiens ont réussi à reconstituer, c’est que l’opération Long Saut était une de nos premières tentatives pour atteindre les étoiles en procédant par sauts successifs. Plusieurs vaisseaux expérimentaux, automatisés ou pilotés par l’homme, se sont perdus. Les expériences suivantes ont démontré que ces sauts étaient mal calibrés et visaient trop loin pour que la technologie de l’époque pût les gérer.
— Ils ne sont jamais ressortis de l’espace du saut », déclara Desjani d’une voix horrifiée. Si quelque chose pouvait sérieusement secouer un spatial, c’était la perspective de s’y retrouver piégé. « Ils sont morts pendant le saut. Puissent nos ancêtres les prendre en pitié. Un saut jusqu’à l’espace des Danseurs, peut-être de plusieurs décennies ? Cet homme a dû mourir bien avant d’en émerger. Il ne pouvait pas y avoir à bord assez de vivres, d’eau et de support vital pour survivre fût-ce une infime fraction de cette période, même si la solitude ne l’avait pas déjà rendu fou.
— Il n’y a aucune trace de violence, répéta le docteur Nasr. Auto-infligée ou autre. Peut-être l’oxygène a-t-il manqué ou bien y a-t-il eu une défaillance d’un autre système vital critique, entraînant ce malheureux pilote vers une fin aussi paisible qu’il pouvait l’espérer.
— Mais le vaisseau qui l’abritait a bien dû finir par émerger de l’espace du saut, asséna Charban. Comment ?
— Qui sait ? Pourquoi voudrait-on conduire des expériences impliquant l’envoi d’un individu dans l’espace du saut si l’on ne s’attend pas à l’en voir ressortir ? interrogea Desjani. Aucun homme n’accepterait d’y participer dans ces conditions en connaissance de cause, et à quoi bon gaspiller des drones ?
— Peut-être son vaisseau est-il arrivé par inadvertance à proximité d’un point de saut très éloigné de sa destination initiale et a-t-il rejailli dans l’espace conventionnel, avança Geary. À moins que l’espace du saut ne finisse tôt ou tard par éjecter ce qui n’a rien à y faire, pourvu que l’objet en question passe assez près d’un puits de gravité. Mais qui donc était cette personne ?
— Ceci va peut-être nous l’apprendre, déclara Nasr en montrant un petit rectangle de métal repoussé sur lequel étaient gravés des lettres et des chiffres minuscules.
— La même forme ancienne de notre langue, dit un représentant de la Terre en lui prenant l’étiquette des mains, avant de l’incliner pour la présenter à la lumière du soleil. C’est difficile à déchiffrer. Ça dit : Major… Paul… Crabaugh. 954… 457… 9903. Oui, le premier mot doit être “major”. Un grade, un nom et un numéro d’identification personnelle en usage à l’époque.
— Voici le dernier objet que contenait la boîte », reprit Nasr. Il tenait à la main une autre pièce de métal, approximativement de la taille de sa paume, de forme rectangulaire et ornée au recto d’un motif émaillé. L’émail antique brillait au soleil.
Un Terrien s’en empara et Geary dut se démancher le cou pour voir le motif. Cinq grosses capitales s’y inscrivaient, aisément déchiffrables, au-dessus d’un paysage représentant une prairie à l’herbe verdoyante parsemée de grosses fleurs aux pétales jaune vif.
« Les six grandes lettres désignent le Kansas, lut le Terrien. Les plus petites Lyons. Cette ville même. Ce doit être un souvenir. Peut-être de sa famille. Fabriqué à l’époque où cette ville était encore animée et où la végétation y poussait encore, comme elle ne tardera plus à revenir. Il l’a emporté dans l’espace pour qu’il lui rappelle son pays.
— Nous savons donc à présent pourquoi les Danseurs voulaient venir ici, déclara Rione. Pour l’y ramener. »
Tous restèrent cois un long moment. Les Danseurs attendaient toujours devant l’écoutille de leur navette, en silence. Les seuls bruits audibles étaient les sifflements du vent dans les ruines.
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