À Doug Tyllyer (alias « Hellfire »), amoureux des livres, des idées et des gens qui illumina plus d’une convention et d’un symposium par ses observations, quitta beaucoup trop tôt son épouse et nous tous, et laissera de profonds regrets.
Pour S., comme toujours.
La structure du croiseur lourd de l’Alliance Merlon vibrait sans discontinuer sous les tirs des lances de l’enfer des vaisseaux syndics qui la lacéraient et le déchiquetaient. Le capitaine de frégate John Geary dut se raccrocher à une prise quand une rafale de mitraille frappa son flanc bâbord ; les impacts des billes de métal solide venaient de vaporiser une section de sa coque. Il essuya d’une main la sueur qui l’aveuglait et cligna des paupières pour scruter l’atmosphère du vaisseau, dont les systèmes vitaux débordés et défaillants ne parvenaient plus à évacuer les fumées. Sa première véritable action au combat menaçait aussi d’être la dernière. Le Merlon culbutait dans le vide, impuissant, incapable de contrôler sa course, et l’ultime lance de l’enfer encore opérationnelle du bâtiment de l’Alliance se tut, réduite au silence par d’autres frappes ennemies.
Il n’y avait plus rien qu’il pût faire. Il était temps de quitter le bord.
Geary jura en ouvrant le panneau d’autodestruction d’urgence pour taper le code d’autorisation. Une autre rafale de lances de l’enfer venait de lacérer le Merlon et, sur la passerelle, de nouvelles diodes d’avertissement s’éteignirent ou se mirent à clignoter pour signaler d’autres avaries. Geary enfila le casque de sa combinaison de survie, conscient qu’il ne lui restait plus que dix minutes avant que la surcharge de son réacteur ne fît exploser le Merlon. Mais il s’arrêta un instant avant de quitter la passerelle. Il avait ordonné aux survivants de son équipage de dégager dès qu’il avait su avec certitude qu’il pouvait encore manœuvrer seul les rares armes encore opérationnelles et déclencher finalement l’autodestruction du croiseur. Il s’était efforcé de leur gagner autant de temps que possible.
Mais le Merlon était son vaisseau et il répugnait à l’abandonner à une fin certaine.
Un nouveau grondement se fit entendre et, fouetté par d’autres rafales de mitraille, le bâtiment fit une embardée désordonnée, tandis qu’autour de Geary les coursives se mettaient à tournoyer vertigineusement, que leurs cloisons se projetaient brutalement à sa rencontre puis reculaient en le télescopant parfois douloureusement. À mesure qu’il passait devant les berceaux des modules de survie, vides ou ne contenant plus que les débris déchiquetés des appareils qu’ils hébergeaient, sa quête prenait une tournure de plus en plus désespérée.
Il finit par en trouver un dont la diode jaune signalait des avaries, certes, mais il n’avait plus le choix. Entrer, fermer hermétiquement le sas, se harnacher, frapper la commande d’éjection, sentir la poussée de l’accélération le clouer à son fauteuil tandis que la capsule s’arrachait aux râles d’agonie du Merlon…
La propulsion du module s’interrompit brusquement, plus tôt qu’elle ne l’aurait dû. Pas de communications. Pas de contrôle des manœuvres. Tous les systèmes environnementaux dégradés. Le siège de Geary s’inclina automatiquement en arrière quand la capsule se prépara à le placer en sommeil de survie, sorte d’hibernation destinée à préserver son organisme jusqu’au jour où elle serait récupérée. Tout en sombrant doucement dans l’inconscience, les yeux rivés sur les diodes clignotantes du module qui signalaient ses dommages avant de passer en veille, il savait qu’on se mettrait à sa recherche. La flotte de l’Alliance repousserait l’attaque surprise des Syndics, reprendrait possession de l’espace autour du système de Grendel et se mettrait en quête des rescapés du Merlon.
On le recueillerait sous peu.
Il ouvrit les paupières sur un flou de lumières et de silhouettes ; tout son corps lui semblait rempli de glace et les idées ne lui venaient que lentement et confusément. On parlait autour de lui. Il s’efforça de distinguer les paroles tandis que les silhouettes indistinctes recouvraient leur netteté pour devenir des hommes et des femmes en uniforme. « C’est vraiment lui ? Vous le confirmez ? demanda un homme à la grosse voix pleine d’assurance.
— L’ADN correspond à celle des archives de la flotte, répondit quelqu’un. C’est bel et bien le capitaine John Geary. La longue durée de son hibernation a beaucoup endommagé son organisme. Qu’il s’en soit si bien sorti est miraculeux. Qu’il s’en soit sorti est déjà un prodige en soi.
— Bien sûr que c’est un miracle », tonna la grosse voix.
Un visage se rapprocha de celui de Geary et il lui fallut cligner des yeux pour accommoder et reconnaître un uniforme de la teinte de celui de l’Alliance mais qui en différait par certains détails. L’homme qui lui souriait arborait les étoiles d’amiral, mais il ne le reconnut pas.
« Capitaine Geary ?
— C… Ca… Capi…taine de frégate… Geary, parvint-il à articuler.
— Capitaine de vaisseau Geary ! insista l’amiral. Vous avez été promu. »
Promu ? Pourquoi ? Depuis quand était-il inconscient ? Et où donc se trouvait-il ?
« Quel… vaisseau ? » bredouilla-t-il en regardant autour de lui. À en juger par les dimensions de l’infirmerie, le bâtiment devait être beaucoup plus grand que le Merlon.
L’amiral sourit. « Vous êtes à bord du croiseur de combat Indomptable , vaisseau amiral de la flotte de l’Alliance ! »
Ça n’avait aucun sens. Il n’existait aucun croiseur de combat baptisé Indomptable dans la flotte de l’Alliance. « Equip… Mon équipage ? » réussit-il à bafouiller.
L’amiral se rembrunit et recula d’un pas pour montrer une femme portant les galons de capitaine de vaisseau. Décontenancé par l’admiration respectueuse qu’il lisait dans ses yeux et distrait par le nombre impressionnant de décorations qui s’étalaient sur le plastron de son uniforme, il détacha le regard de son visage. Des dizaines de rubans… mais c’était ridicule. Celui de la Croix de la flotte de l’Alliance surmontait tous les autres. Il n’arrivait même pas à se rappeler la dernière fois où on l’avait décernée. « Capitaine Desjani, commandant de l’ Indomptable, se présenta-t-elle. J’ai le regret de devoir vous informer de la mort, survenue voilà quarante-cinq ans, du dernier survivant de l’équipage de votre croiseur lourd. »
Geary la fixa, bouche bée. Quarante-cinq ans ? « Combien de temps… ?
— Capitaine Geary, vous êtes resté en hibernation pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, onze mois et trente-trois jours. Seul le fait que vous étiez l’unique occupant de votre module de survie vous a permis de rester en vie si longtemps. » Elle eut un geste pieux qu’il reconnut. « Grâce en soit rendue à nos ancêtres et aux vivantes étoiles, vous avez survécu et vous nous êtes revenu. »
Cent ans ? Une onde de choc parcourut ses pensées lentes et hésitantes le temps qu’il digère cette information et s’efforce d’en prendre la mesure, sans même tenter de comprendre pourquoi cette femme semblait accorder à sa survie une sorte de signification religieuse.
Une autre que lui s’étant chargée de lui annoncer la mauvaise nouvelle, l’amiral se pencha de nouveau sur Geary en souriant largement. « Oui, Black Jack. Vous êtes revenu ! »
Jamais Geary n’avait aimé ce surnom. Mais, si sa réaction le trahit, l’amiral ne parut pas s’en apercevoir et poursuivit sur le ton du discours : « Black Jack Geary retour d’entre les morts, exactement comme le prédisaient les légendes, pour aider l’Alliance à remporter la plus grande des victoires et mettre enfin un terme à cette guerre contre les Syndics. »
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