Jack Campbell
Courageux
(La flotte perdue-3)
À David Sherman,
Qui a gardé la foi.
Semper Fi.
Pour S., comme toujours.
Le capitaine du vaisseau marchand des Mondes syndiqués qui approchait du point de saut de Baldur avait peut-être passé une bonne journée, au moins jusqu’à ce que plusieurs escadrons de destroyers de l’Alliance en jaillissent. Sans doute avait-il disposé de quelques minutes pour se demander s’il pouvait les esquiver à haute vélocité et sauter hors du système avant que d’autres n’apparaissent et que des escadrons de croiseurs légers ne se matérialisent derrière les destroyers. Quand des divisions de croiseurs lourds, de croiseurs de combat et de cuirassés émergèrent à leur tour du point de saut, son équipage et lui-même avaient indubitablement fui par la seule capsule de survie de son bâtiment.
Les autorités des Mondes syndiqués de l’unique planète habitable orbitant autour de Baldur n’assisteraient à l’annihilation du vaisseau marchand et n’entendraient ses appels au secours que six heures plus tard environ, le temps que son image et celle de l’irruption de la flotte de l’Alliance dans leur système stellaire reculé ne leur parvinssent du point du saut.
Eux non plus ne vivraient pas une bonne journée.
« Rapière et Bulawa rendent compte de la destruction du vaisseau marchand syndic. Un module de survie a été repéré en train de le quitter. Le Singhauta rapporte la destruction de la balise automatisée chargée de gérer le trafic du point de saut. » La voix de la vigie résonnait aussi calmement que distinctement sur la passerelle du croiseur de combat de l’Alliance Indomptable. « On n’a détecté ni champs de mines ni anomalies suspectes. »
Le capitaine John « Black Jack » Geary hocha la tête pour accuser réception de ces informations, sans cesser de concentrer toute son attention sur le visuel qui flottait devant son siège de commandant. Il aurait pu prendre connaissance lui-même de tous ces renseignements sur son écran, mais il savait d’expérience que, s’agissant de mettre en relief les données les plus cruciales, les humains restaient les meilleurs filtres. Tant qu’un autre homme s’en chargerait, lui pourrait se focaliser sur le tableau général. « Quel est notre vaisseau le mieux placé pour intercepter le module de survie du marchand ?
— Un instant, capitaine. Le Hache d’armes , capitaine. »
Geary appuya sur la touche de contrôle des communications idoine sans avoir à la chercher des yeux, tout en constatant avec soulagement qu’il s’était enfin assez familiarisé avec l’équipement du futur pour qu’il lui soit désormais presque machinalement accessible. « Hache d’armes, ici le capitaine Geary. Ordre vous est donné d’intercepter le module de survie du vaisseau marchand. Je veux interroger ces Syndics. »
Bien entendu, la réponse ne lui parvint qu’au bout d’une minute : le destroyer Hache d’armes se trouvait à vingt secondes-lumière de l’ Indomptable. L’ordre avait mis vingt secondes à l’atteindre et elle avait pris le même délai. « Oui, capitaine. À qui devrons-nous les remettre ?
— À l’ Indomptable. »
Il attendait encore que le Hache d’armes accusât réception quand une voix glacée se fit entendre dans son dos. « Qu’espérez-vous apprendre de l’équipage d’un vaisseau marchand, capitaine Geary ? La direction du Syndic ne lui aura certainement pas confié des informations secret-défense. »
Geary jeta un coup d’œil derrière lui et constata que Victoria Rione, coprésidente de la République de Callas et sénateur de l’Alliance, l’examinait d’un œil intrigué. « Ce vaisseau allait sauter hors du système. Ce qui signifie qu’il n’est pas destiné au seul cabotage intrasystème et qu’il a dû s’y introduire au cours des dernières semaines. Il aura donc des nouvelles des autres systèmes stellaires syndics. Je tiens à savoir ce qu’on leur a raconté sur cette flotte et la guerre en général. Et, aussi, si nous ne pourrions pas leur extorquer des bruits qu’ils auraient entendus au cours de leurs périples.
— Vous croyez vraiment que ces informations seront intéressantes ? insista-t-elle.
— Je n’en sais rien, mais je ne le saurai jamais si je ne les obtiens pas, n’est-ce pas ? »
Elle hocha la tête sans laisser transparaître son opinion. Geary n’y trouva certes rien d’inhabituel. Rione et lui étaient amants depuis quelques semaines, au sens purement physique du terme, mais, depuis qu’ils avaient quitté le système stellaire d’Ilion, elle se montrait aussi distante qu’avant leur liaison sans qu’il en eût encore compris la raison. « Alors peut-être auriez-vous dû ordonner qu’on remît les prisonniers au Vengeance , suggéra-t-elle. À ce que j’ai cru comprendre, ce croiseur de combat dispose des meilleures salles d’interrogatoire de la flotte. »
Assise à côté de Geary, le capitaine Tanya Desjani releva brusquement la tête. « L’ Indomptable offre d’excellentes salles d’interrogatoire et pourra apporter au capitaine Geary toute l’assistance dont il a besoin », déclara-t-elle froidement. Elle n’allait certainement pas laisser insinuer qu’un autre vaisseau de la flotte fût supérieur au sien.
Pendant quelques secondes, Rione soutint impassiblement le regard du commandant de l’ Indomptable puis inclina légèrement la tête. « Je ne sous-entendais pas que l’ Indomptable fût incapable de remplir cette mission efficacement.
— Merci », rétorqua Desjani d’une voix guère plus chaleureuse.
Geary s’efforça de ne pas faire grise mine. Depuis Ilion, Desjani et Rione étaient sans cesse à deux doigts de s’étriper mutuellement, et l’origine de ce différend lui restait elle aussi inconnue. S’inquiéter de la flotte syndic était déjà assez prenant en soi sans qu’il eût besoin, par-dessus le marché, de s’efforcer sans arrêt de comprendre pourquoi ses deux meilleures conseillères s’en voulaient. Il se concentra de nouveau sur l’écran, où les senseurs de la flotte s’employaient à ajouter les dernières données collectées, puis un juron lui échappa.
« Que se passe-t-il, capitaine ? s’enquit Desjani, immédiatement sur le qui-vive, tout en scrutant son propre écran des yeux. Oh ! Malédiction !
— Ouais », convint Geary. Il était conscient que Rione prêtait l’oreille et s’interrogeait. « Un second vaisseau marchand du Syndic arrive pratiquement sur le point de saut par l’autre côté du système. Il aura le temps de nous voir avant de sauter et il rapportera la nouvelle aux autorités syndics là où il se rend.
— Une chance que nous ne comptions pas nous attarder ici, ajouta Desjani. Baldur n’a rien à nous offrir. Ce n’est qu’un système stellaire de seconde zone. »
Geary hocha la tête, non sans ruminer à nouveau de vieilles pensées. Remontant à plus d’un siècle, avant le début de la guerre, avant qu’il ne livre un combat désespéré à la première vague d’assaut de l’attaque surprise des Syndics, n’en réchappe que d’un cheveu en s’enfuyant dans une capsule endommagée, à bord de laquelle il avait dérivé cent ans dans le vide, plongé dans un sommeil artificiel, et ne se retrouve brusquement bombardé à la tête d’une flotte dont la survie ne dépendait que de lui. Alors qu’il n’était que John Geary, banal officier de la flotte, et pas encore le légendaire héros Black Jack Geary, que les descendants de ses propres contemporains croyaient capable de tous les prodiges. « Avant cette guerre, les gens venaient souvent à Baldur, fit-il remarquer distraitement. En touristes. Et même de l’Alliance. »
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