— Pourtant, on pourrait le penser, grommela-t-il avec un sourire. Mais j’aurais dû m’y attendre. Tous les garçons passent par là pendant leur croissance. C’est comme lorsque tu as commencé à marcher. Pour être franc, je t’ai considéré pendant longtemps comme un démon de première. Tu sais que tu avais cassé une des poteries Ming de ta mère et je pense, encore aujourd’hui, que tu l’avais fait exprès. Mais tu n’étais qu’un bébé et tu n’as eu droit qu’à deux ou trois petites claques sur la main… Tiens, je me souviens du jour où tu m’as fauché un cigare… Tu en as été malade !… Ta mère et moi, nous avons fait comme si nous n’avions rien vu. Tu as été incapable de manger, ce soir-là. Mais tous les enfants du monde ont fait la même chose, ils ont essayé les mêmes vices qui n’étaient pas encore de leur âge. Et puis, tu as atteint l’adolescence et tu t’es aperçu que les filles n’étaient pas exactement faites comme les garçons… qu’elles étaient différentes, merveilleusement différentes. (Mon père eut un nouveau sourire :) Tout cela est absolument normal. Et l’on en arrive à ce dernier stade. Celui où un garçon décide soudainement de s’engager pour porter un bel uniforme tout neuf. Ou bien qu’il est amoureux comme jamais aucun homme ne l’a été sur cette Terre et qu’il doit se marier immédiatement. Parfois, les deux surviennent en même temps. (Autre sourire, très amer :) Tiens, je suis un bon exemple. Je m’en suis tiré à temps, pour ne pas gâcher ma vie.
— Mais père, je n’ai pas l’intention de gâcher la mienne. Je ne m’engage que pour le temps du service légal… Je ne veux pas en faire une carrière.
— Mettons-nous bien d’accord… Dis-moi très exactement ce que tu veux faire. Mais permets-moi tout d’abord de te rappeler que cette famille s’est toujours tenue à l’écart de la politique et qu’elle ne s’est occupée que de ses affaires depuis plus d’un siècle. Je ne vois pas pourquoi tu aurais le droit de briser cette saine tradition. Je suppose que tu es influencé par ce type… Quel est son nom, déjà ? Tu vois bien qui je veux dire…
Je le voyais. Il s’agissait de notre professeur de philosophie morale et d’histoire. Un vétéran.
— M. Dubois ?…
— Mmm… Quel nom ridicule ! Il lui va très bien. Un étranger, si je comprends bien. A mon avis, il est illégal d’utiliser les collèges comme centres de recrutement. Je crois que je vais leur adresser une lettre bien sentie. Un contribuable a des droits, non ?
— Mais, père… Il n’a rien fait ! Rien du tout… Il…
Je me suis interrompu. Les mots me manquaient. M. Dubois avait son style à lui : distant, snob, comme si aucun d’entre nous n’était digne de servir à ses yeux. A vrai dire, je détestais M. Dubois.
— Je… je pense qu’au contraire il fait tout pour nous décourager.
— Ouais… Mais sais-tu seulement comment on fait marcher les ânes ? Bon… Quand tu auras décroché ton diplôme, tu poursuivras tes études commerciales à Harvard, tu le sais. Ensuite, ce sera la Sorbonne. Des voyages, des rencontres qui te permettront de te familiariser avec le commerce de par le monde. Et puis, de retour à la maison, tu pourras te mettre sérieusement au travail. Tu commenceras par ce qu’il y a de plus modeste. Comme employé, selon la règle. Mais tu deviendras sans doute rapidement cadre, parce que je ne me fais plus très jeune et que j’aimerais bien que tu prennes la relève. Dès que tu en seras capable, tu seras le patron. Est-ce que ça te va, comme programme ? Tu ne trouves pas que ça vaut mieux que de gâcher deux années de ton existence ?
Je n’ai rien dit. Tout cela n’était pas nouveau pour moi. J’y avais déjà réfléchi. Père s’est levé et il a mis la main sur mon épaule.
— Ecoute, fils. Je ne crois pas être incapable de sympathiser avec tes idées, mais regarde les faits en face. Si une guerre survenait, je serais le premier à te donner raison. Mais il n’y en a pas, et je prie le Seigneur pour qu’il n’y en ait plus jamais. Nous avons réussi à supprimer les guerres. Notre monde vit désormais en paix et dans le bonheur et nous entretenons de bons rapports avec les autres planètes. Alors, dis-moi donc en quoi consiste ce prétendu « Service fédéral » ? C’est du fonctionnarisme parasitaire, c’est tout. Un organisme sans fonction réelle, démodé, qui ne survit que par les contribuables. C’est une solution coûteuse pour employer des citoyens inférieurs qui, autrement, vivraient en état de chômage permanent. C’est l’avenir, que tu désires ?
— Carl n’est pas un citoyen inférieur !
— Excuse-moi, je pense effectivement que c’est un garçon très bien… mais mal conseillé. (Il fronça les sourcils et sourit tout à coup :) Ecoute, fils, j’avais une surprise pour toi, un cadeau, en quelque sorte… Mais je ne veux plus garder le secret, ne serait-ce que pour chasser ces idées absurdes de ton esprit. Ce n’est pas que j’aie vraiment peur de ce que tu vas décider… Non : je fais confiance à ton bon sens, même si tu es encore bien jeune. Mais tu sais que tu es désorienté. Et je le sais, moi aussi, et je désire t’aider. Dis-moi : tu vois ce à quoi je fais allusion ?
— Mmm… non…
— Un voyage sur Mars !
Je dus avoir l’air abasourdi.
— Grands dieux ! P’pa ! Je ne pensais pas que…
— Je voulais que ce soit une surprise. Je sais bien que les garçons de ton âge ont envie de voyager et je sais aussi que c’est une passion qui passe très vite. Mais, à mon avis, c’est le moment idéal pour partir. Quand tu auras pris tes responsabilités, tu auras une terrible envie de t’évader, ne serait-ce qu’une semaine. Et sur la Lune, pourquoi pas ?… (Il reprit son journal :) Non, ne me remercie pas. J’ai des amis qui doivent venir ce soir. Nous avons à discuter affaires. Il vaut mieux que tu ne sois pas là.
Je suis parti en songeant que, selon lui, la question était réglée. Mars ! Partir seul pour Mars ! Moi aussi, en cet instant, je pensais que tout était réglé. Mais je n’en ai pas parlé à Carl. J’avais comme l’idée qu’il prendrait la proposition de papa comme une sorte de pot-de-vin. Ce qu’elle était sans doute un peu, non ? Alors, je me contentai de lui dire que mon père et moi, nous étions en désaccord.
— Oui, dit-il, mon père et moi aussi. Mais c’est mon problème.
Ce fut son unique commentaire.
Pendant le dernier cours de philosophie morale et d’histoire, je tournai et retournai le problème. Le cours avait ceci de particulier que tout le monde devait y assister mais que personne n’était vraiment obligé de le subir. M. Dubois, quant à lui, ne semblait pas attacher une grande importance à ce dernier point. Son grand truc, c’était de vous désigner de son moignon gauche (sans jamais dire votre nom) et d’aboyer sa question. Ensuite, on pouvait toujours discuter.
Pourtant, pour ce dernier cours, il semblait parti pour tenter de nous apprendre ce que nous avions déjà appris. Une des filles lui déclara carrément :
— Ma mère m’a dit qu’on ne résout jamais rien par la violence.
— Vraiment ? Je suis certain que les pères fondateurs de Carthage eussent aimé entendre cela. Votre mère aurait dû leur faire part de cet aphorisme. Mais… pourquoi ne le faites-vous donc pas ?
Déjà, auparavant, ils avaient eu des accrochages. Du moment que le cours n’était pas essentiel, il n’y avait aucune raison de ne pas se mettre Dubois à dos.
— Vous vous fichez de moi ! dit la fille. Tout le monde sait que Carthage a été détruite !
— Mais vous semblez l’ignorer, vous. Puisque vous insistez, sur ce fait, puis-je vous faire remarquer que la violence, dans ce cas, a résolu le problème de Carthage de manière plutôt radicale ? Mais ne croyez pas que je veuille me moquer de vous en particulier. J’ai simplement relevé le défi implicite dans cette idée qui est d’une stupidité inacceptable. J’agis et j’agirai toujours ainsi. A celui qui se réfère à cette contre-vérité historique, à cette doctrine immorale qui dit que « rien n’est jamais résolu par la violence », je conseillerai d’invoquer les esprits de Napoléon Bonaparte et du duc de Wellington pour en débattre. Peut-être Hitler pourrait-il faire l’arbitre tandis que le jury se contenterait de l’Oiseau Dodo, du Pigeon Voyageur… Non, la violence, la force brutale a plus souvent été décisive au cours de l’Histoire que tout autre facteur. Croire le contraire, c’est rêver dans le vide, entretenir une idée fausse que l’on paie de sa vie, de sa liberté. (Il soupira de nouveau :) Une autre année, une autre classe et, pour moi, un nouvel échec. On peut toujours faire accéder un enfant à la connaissance mais il est plus difficile de l’amener à penser vraiment. (Soudain, il pointa son moignon sur moi :) Et toi… Quelle est la différence morale, selon toi, entre le civil et le soldat ?
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