J’aurais bien aimé lui dire que Carmencita, forte comme elle l’était en maths, arriverait au moins au rang de programmatrice pour les ordinateurs de la surveillance spatiale, mais il ne semblait pas avoir l’intention de se taire. Il reprit :
— Et c’est pour ça qu’ils m’ont mis là, les gars. Pour vous dissuader. Regardez… (Il pivota sur son siège pour que nous puissions bien voir qu’il n’avait plus de jambes :) Supposons que vous ne vous retrouviez pas sur la Lune en train de creuser des galeries… ou cobayes humains… Admettons que vous soyez dignes d’être enrôlés comme combattants. Alors… regardez-moi… voilà ce que ça risque de vous rapporter. Il y a mieux, remarquez : le petit message du style « regrets éternels » qu’on envoie aux parents… Ça, je vous le dis, c’est plus probable, de nos jours. Les pertes ont augmenté, aussi bien à l’entraînement qu’au combat. Les blessés se font rares. De toute manière, vous aurez droit à un cercueil… Alors, pourquoi ne pas regagner votre université à toute allure ? Vous ferez de très bons chimistes… Ou bien vous placerez des assurances-vie. Le Service n’est pas fait pour les gosses. Ou alors, on l’accomplit pour de vrai. C’est dur, dangereux, difficile, même en temps de paix. Ça n’a en tout cas rien à voir avec les vacances scolaires. Compris ?
— Je suis venu m’engager, a dit Carl.
— Moi aussi, ai-je ajouté.
— Et vous vous rendez compte que vous n’avez même pas le droit de choisir votre arme ?
— Je croyais qu’on pouvait au moins mentionner ses préférences, a dit Carl.
— Exact. C’est l’ultime choix qu’on vous laisse jusqu’au terme de votre temps de service. Je peux même dire que l’officier recruteur tient compte de vos déclarations. D’abord, il regarde s’il n’y a pas de demandes pour des souffleurs de verre gauchers, si c’est votre spécialité, mmm ? Ensuite, s’il estime, avec toutes les réticences d’usage, que c’est le cas – probablement quelque part au fin fond du Pacifique – il vous soumet aux examens portant sur cette spécialité. Une fois sur vingt, il est bien obligé d’admettre que vous faites l’affaire… à moins qu’un petit rigolo de service ne donne des ordres contraires. En tout cas, dix-neuf fois sur vingt, vous êtes recalés et on décide que vous convenez plus particulièrement aux opérations sur Titan, aux tests d’équipements de survie. (Il hocha la tête d’un air méditatif :) Très froid, Titan, très très froid… C’est surprenant, par ailleurs, de constater la faiblesse de l’équipement expérimental… Mais vous savez ce que c’est. Il faut tester sur le terrain. Les labos ne prouvent rien.
— S’il y a du boulot pour moi, a dit Carl, ma spécialité, c’est l’électronique.
— Vraiment ? Et toi, mon gros ?
J’ai hésité, et puis je me suis dit que si je ne jetais pas les dés maintenant, je serais toute ma vie le fils du patron.
— Je vais risquer le coup.
— Eh bien, vous ne pourrez pas dire que je n’ai pas fait tout mon possible. Vous avez vos certificats de naissance et vos pièces d’identité ?
Dix minutes plus tard, nous étions examinés, sondés et fluoroscopés. Je me suis dit que même si on n’est pas malade, de toute façon on a droit au traitement dur qui, lui, vous rend malade. J’ai demandé à l’un des toubibs quel était le pourcentage des gars qui ne passaient pas les tests physio. Il a eu l’air très surpris :
— Mais… aucun. La loi ne le permet pas.
— Comment ça ?… Je… je veux dire… Excusez-moi, docteur, mais à quoi sert cette exhibition de fesses, en ce cas ?
— Ma foi (et il m’a balancé un coup de marteau sur le genou), uniquement à déterminer quelles sont les besognes physiques que l’on peut vous confier. Même si vous étiez arrivés en chaise roulante, aveugle et paralytique, ils auraient bien réussi à vous trouver un petit quelque chose à bricoler quelque part. Du style peigne-girafe, tu vois ? Non, la seule chance que vous ayez d’être rejeté, c’est que les psychiatres décident que vous n’êtes pas en mesure de prêter serment en votre âme et conscience.
— Mais, docteur… Euh… est-ce que vous étiez déjà docteur quand vous vous êtes engagé ? Ou bien est-ce qu’ils vous ont envoyé à l’école ?
Il a semblé outré.
— Moi ? Ecoute-moi bien, petit : est-ce que j’ai l’air aussi stupide ? Je suis un employé civil !
— Oh ! Excusez-moi, monsieur.
— Pas de quoi ! Le service militaire, petit, c’est bon pour les fourmis. Crois-moi : je les vois partir, je les vois revenir – quand ils reviennent. Et je vois aussi ce qu’on leur fait. Pourquoi, selon toi ? Pour un privilège politique purement nominal qui ne leur rapporte pas un clou et que la plupart sont incapables d’utiliser plus tard. Sans doute parce qu’ils sont trop abrutis. Si les docteurs avaient leur mot à dire… mais n’en parlons plus. Tu pourrais croire que je t’incite à la trahison. Je peux te dire une chose, petit : si tu as assez de jugeote pour compter jusqu’à dix, tire-toi de là pendant qu’il en est encore temps. Tiens, prends ces paperasses et donne-les au sergent… Et n’oublie pas ce que je t’ai dit.
J’ai regagné la rotonde. Carl était déjà là. Le sergent a jeté un coup d’œil sur mes papiers et a dit d’un air lugubre :
— Apparemment, vous êtes tous les deux dans un état de santé scandaleux, si on excepte les trous que vous avez dans la cervelle. Bon, laissez-moi appeler des témoins.
Il a appuyé sur un bouton et deux employées sont arrivées : une vieille bique et une plus jeune, pas mal.
Le sergent a désigné nos certificats d’examen physio, de naissance et a pris un ton solennel :
— Je vous demande et vous ordonne, à chacune et individuellement, d’examiner ces documents, de déterminer leur nature et, indépendamment, les relations que chacun des dits documents pourrait avoir avec les deux individus en votre présence.
Pour les deux témoins, j’en suis certain, c’était la plus banale des routines. Pourtant, elles ont passé chaque papier au crible, elles ont pris nos empreintes (une fois encore !) et la plus jeune les a comparées à la loupe à nos empreintes d’enfant. Même cérémonie pour nos signatures. A ce stade, j’ai commencé à douter de mon identité.
Le sergent a repris :
— Ces documents recèlent-ils des éléments prouvant que les intéressés soient actuellement en mesure de prêter le serment d’engagement et quels sont ces éléments ?
La vieille bique a déclaré :
— Chacun des certificats d’examen physiologique est accompagné d’une attestation dûment certifiée émise par un comité de psychiatres et selon laquelle chacun des postulants est mentalement en mesure de prêter serment, ni l’un ni l’autre n’étant sous l’influence de l’alcool, de narcotiques ou autre drogue incapacitante, ni sous contrôle hypnotique.
— Très bien.
Le sergent s’est tourné vers nous :
— Maintenant, répétez après moi… D’âge légal et agissant de ma propre volonté…
Nous lui avons fait écho à l’unisson :
— … D’âge légal et agissant de ma propre volonté…
— … sans coercition, incitation ni promesse d’aucune sorte et après avoir été pleinement averti et éclairé quant aux conséquences de mon serment, je déclare m’engager ce jour au Service de la Fédération Terrienne pour un temps qui ne saurait être inférieur à deux années et qui peut être prolongé au gré des nécessités du Service…
Là, j’ai légèrement tiqué. J’avais toujours considéré que la durée d’un engagement était de deux années, sans doute parce qu’il en était ainsi dans l’idée de tous les civils. En fait, nous étions en train de nous engager pour la vie.
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