Voyant cela, Tatiana avait poussé un petit cri et l’avait pris par le bras. Elle parlait bien français. Elle venait passer l’été sur la Côte d’Azur, quand elle était petite. À cette seule idée, il se sentait fondre. Ils avaient parlé en se tenant par la main, avec leurs gros gants, regardant ce memento mori dans la lumière grisâtre, à travers les trous de leurs cagoules de ski. Son cœur cognait contre ses côtes à la pensée de la beauté emprisonnée dans la chrysalide de la parka, à côté de lui, et qui disait : « Ça fait un choc de tomber sur le squelette de cette pauvre bête égarée toute seule, comme ça, au milieu de ces rochers. On dirait un bracelet que quelqu’un aurait égaré. »
De l’autre côté du lac, Frank les observait.
À partir de ce jour-là, Maya laissa tomber Michel comme une vieille chaussette, sans un mot, sans un signe exprimant que la situation avait changé, juste un rapide coup d’œil évocateur en direction de Tatiana, suivi par une politesse de pure forme, radicalement dépourvue de contenu. Michel sut alors, avec une précision absolue, de quel membre du groupe la compagnie lui était la plus précieuse. Sauf qu’il ne l’aurait plus jamais.
Tout ça à cause de Frank.
C’était la même chose partout, autour de lui : les guerres irraisonnées du cœur. Tout cela était si petit, si mesquin, si minable. Et en même temps tellement important. C’était leur vie. Sax et Ann étaient morts l’un pour l’autre, de même que Marina et Vlad, Hiroko et Iwao. De nouvelles cliques se formaient autour d’Hiroko, de Vlad, d’Arkady et de Phyllis, chacun poursuivant son orbite distincte. Non, ce groupe allait connaître de graves dysfonctionnements. Ça avait déjà commencé, là, sous ses yeux. C’était trop difficile de vivre isolé dans cette privation sensorielle sub-biologique. Et c’était le paradis, par rapport à Mars. Il n’y avait pas de bon test ; ça n’existait pas. Il n’y avait pas de bonnes analogies. Il n’y avait que la réalité, unique, différente à chaque instant, à vivre comme ça, sans répétition, sans révision. Mars n’aurait rien à voir avec cette nuit sans fin, glaciale, cette nuit du bout du monde ; ce serait pire. Bien pire que ça ! Ils deviendraient fous. Cent personnes enfermées dans des conteneurs et envoyées sur une planète morte, glaciale, empoisonnée, un endroit à côté duquel l’hiver dans l’Antarctique ressemblerait au paradis. Un univers-prison, comme l’intérieur de la tête quand on fermait les yeux. Ils allaient tous devenir fous.
Pendant la première semaine de septembre, le crépuscule de la mi-journée devint presque aussi clair que le jour, et ils virent enfin briller le soleil sur les pics de l’Asgaard et d’Olympus Mons, qui encadraient la profonde vallée. Laquelle était tellement encaissée entre ces hautes chaînes qu’ils devraient peut-être encore attendre une dizaine de jours avant que les rayons du soleil tombent directement sur la base. Arkady organisa une virée sur le flanc du mont Odin afin de le revoir sans attendre. Cela tourna à l’expédition générale, presque tout le monde ayant manifesté le désir de revoir le soleil le plus vite possible. C’est ainsi que, tôt dans la matinée du 10 septembre, ils se plantèrent sur une plate-forme située à mille mètres au-dessus du lac Vanda, près d’une petite mare de glace. Il y avait beaucoup de vent, et l’escalade ne les avait guère réchauffés. Le ciel était bleu pâle, sans une étoile ; les flancs est des deux chaînes brillaient comme de l’or. Finalement, à l’est, au bout de la vallée, au-dessus de la plaque de bronze lisse de la mer de Ross prise par les glaces, le soleil émergea au-dessus de l’horizon et embrasa le ciel. Son apparition fut saluée par de grands hourras. L’émotion, le vent glacial, cette soudaine lumière éblouissante leur mirent les larmes aux yeux. Les gens se donnaient l’accolade, par groupes mouvants. Mais Maya resta de l’autre côté du groupe par rapport à Michel, en veillant à ce que Frank soit entre eux. Et Michel eut l’impression que la liesse générale avait quelque chose de désespéré, comme s’ils venaient de survivre à une catastrophe.
C’est ainsi que, lorsque le moment vint pour Michel de faire son rapport aux comités de sélection, il se déclara opposé au projet ainsi conçu.
Aucun groupe ne peut rester indéfiniment fonctionnel dans des conditions pareilles , écrivit-il.
Et lors des réunions, il détailla ses arguments, point par point. La longue liste d’exigences contradictoires était particulièrement impressionnante.
Ça se passait à Houston. Il faisait si chaud, si lourd, qu’on se serait cru dans un sauna. L’Antarctique n’était déjà plus qu’un souvenir de cauchemar, qui s’estompait rapidement.
— C’est la vie sociale qui est comme ça, objecta Charles York, un peu égaré. Toute existence sociale est un ensemble de contradictions.
— Non, non, répondit Michel. La vie sociale est un ensemble d’exigences contradictoires. C’est normal, je suis bien d’accord. Mais ce qui se passe, c’est que nous exigeons des gens qu’ils soient à la fois une chose et son contraire. Le nœud gordien classique. Et ça provoque déjà la plupart des réactions classiques. Des doubles vies. Des personnalités multiples. Une foi défaillante. La répression, et le retour du réprimé. Il vous suffira d’examiner les résultats des tests que j’ai fait passer là-bas pour comprendre que ce n’est pas un projet viable. Je suggérerais plutôt de commencer par des petites stations scientifiques avec des équipes tournantes. C’est d’ailleurs comme ça que les choses se passent actuellement dans l’Antarctique.
Ce qui donna lieu à bien des discussions et pas mal de controverses. Charles continuait à plaider pour l’envoi d’une colonie permanente, comme prévu au départ, mais il s’était rapproché de Mary. Georgia et Pauline étaient plutôt d’accord avec Michel ; seulement elles en avaient bien bavé au lac Vanda.
Charles passa voir Michel dans son bureau d’emprunt. Il le regarda en secouant la tête, l’air grave mais distant, comme s’il n’était pas vraiment impliqué, au fond. Professionnel.
— Écoute, Michel, dit-il. Ils veulent y aller. Ils sont capables de s’adapter. Beaucoup d’entre eux s’en sont très bien sortis, si bien qu’aucun de tes tests n’a réussi à les repérer. Et ils veulent partir, c’est clair. C’est comme ça que nous devrions choisir ceux que nous allons envoyer. Nous devrions leur donner la possibilité de faire ce qu’ils ont envie de faire. Ce n’est pas à nous de décider à leur place.
— Mais ça ne marchera pas. On l’a bien vu.
— Moi, je ne l’ai pas vu. Et eux non plus. Ce que tu as vu, c’est ton problème, eux, ils ont le droit de tenter leur chance. Il aurait pu arriver n’importe quoi, là-bas, Michel. N’importe quoi. Et ce monde ne tourne pas assez rond pour que nous mettions des bâtons dans les roues de gens désireux de tenter autre chose. Ça pourrait être bon pour nous tous. Je te demande d’y réfléchir, dit-il en se levant brusquement.
Michel y réfléchit. Charles était un homme sensé, avisé. Il y avait du vrai dans ses paroles. Michel se sentit parcouru par un soudain vent de panique, aussi froid que les coulées catabatiques qui dévalaient la Vallée de Wright : en projetant sa propre peur, il risquait d’empêcher une chose qui recelait une vraie grandeur.
Il revint sur sa décision, en exposant toutes ses raisons. Il expliqua pourquoi il optait en faveur de la poursuite du projet ; il fournit aux comités sa liste des cent meilleurs candidats. Georgia et Pauline, au contraire, maintinrent leur opposition au projet tel qu’il avait été conçu. C’est ainsi qu’un panel d’experts fut constitué afin de procéder à une évaluation, de proposer des recommandations et d’émettre un avis. Vers la fin du processus, Michel se retrouva dans son bureau avec le président des États-Unis, qui s’assit en face de lui et lui dit qu’il avait probablement vu juste depuis le début, il fallait toujours se méfier de sa première impression, c’était généralement la bonne, toute réflexion ultérieure se révélait la plupart du temps inutile. Michel ne put que hocher doctement la tête. Plus tard, il assista à une réunion à laquelle participaient les présidents russe et américain. Les enjeux étaient à ce niveau. Ils voulaient l’un et l’autre une base martienne, dans un but politique, Michel le vit clairement. Mais il fallait, pour l’un comme pour l’autre, que ce soit un succès, que le projet marche. Dans cette optique, le projet de colonie permanente imaginé au départ était à l’évidence le plus risqué qui s’offrait maintenant à eux. Or aucun des deux présidents n’était du genre à prendre des risques. L’option consistant à relever régulièrement les équipes était intrinsèquement moins intéressante, mais si les équipes étaient assez importantes et la base assez vaste, l’impact politique (publicitaire) serait presque identique ; les résultats scientifiques seraient pratiquement les mêmes. Et ce serait beaucoup plus sûr, tant du point de vue médiatique que sur le plan psychologique.
Читать дальше