— Il fait trop chaud, dit-elle.
Elle s’approcha du chariot et baissa le chauffage, surprenant du coin de l’œil le sourire sardonique de Roger. Elle trouvait toujours qu’il faisait trop chaud sous la tente. Le Dr Mitsumu ôta sa combinaison et fila aux toilettes, comme chaque fois. Tout le monde se mit à l’aise, et ça commença à sentir la sueur et l’urine. Les déchets liquides furent versés dans le purificateur d’eau du chariot. Doran Stark passa à la douche en premier, comme d’habitude – Eileen s’amusait de constater à quelle vitesse un groupe pouvait s’installer dans ses habitudes –, et pataugea dans l’eau qui lui arrivait aux chevilles en chantant « Je l’ai rencontrée dans un restaurant de Phobos ». Eileen vida son scaphandre dans le purificateur et, à l’idée qu’ils effectuaient ces tâches domestiques dans une bulle transparente, au milieu de cette interminable désolation couleur de rouille, elle se prit à sourire.
Elle se lava en dernier – enfin, à part Roger. On pouvait tirer un rideau de douche à hauteur d’épaules autour du petit baquet, mais les autres ne l’avaient pas fait, alors elle ne le fit pas non plus, malgré les regards en coin, un peu gênants, de John et du docteur. Elle se lava consciencieusement, à l’éponge, sa peau propre frémissant agréablement au moindre souffle d’air. Et puis c’était une vision plutôt glorieuse que celle de tous ces corps nus, rougeauds, accrochés sur cette paroi qui se dressait à plusieurs milliers de mètres au-dessus d’eux et autant en dessous. Ajoutez à ça la roche sculptée par un inextricable réseau de canyons, Olympus Mons qui semblait crever le dôme du ciel, à l’ouest, et le soleil rouge sang sur le point de se coucher derrière… force était à Eileen d’admettre que ce Roger savait choisir le site de ses campements. (Un dernier coup d’éponge, le dos tourné, le rideau en partie tiré, et, encore tout mouillé, il enfila ses fringues, donnant le signal du rhabillage à tout le groupe.) Le panorama était vraiment sublime, comme celui de tous leurs autres campements, d’ailleurs. Le sublime : sentir, par tous ses sens, qu’on était en danger quand on savait qu’on ne l’était pas. Telle était plus ou moins la définition qu’en donnait Burke. Elle collait pratiquement à chaque instant de ces journées, de l’aube au crépuscule. Mais ça pouvait devenir lassant, à force. Le sublime n’était pas le beau, après tout, et ce n’était pas une vie de se sentir perpétuellement en danger. Mais au coucher du soleil, sous la tente, cette appréhension pouvait être voluptueuse : sa peau nue, le paysage nu, monstrueux ; le lento du dernier quatuor à cordes de Beethoven, qu’Ivan passait tous les soirs, cette ultime sérénité dans l’agonie du soleil couchant…
Cheryl leur lut un passage de son compagnon de tous les instants, Si Wang Wei avait vécu sur Mars :
La nuit passée dehors à réfléchir.
Le soleil à peine né dix kilomètres à l’est.
La pulsation du sang dans l’air immobile :
Le profil d’une montagne, très très loin.
Rien ne bouge que le soleil,
Son lever muant le sang en feu.
Combien encore de ces aurores ?
Sommes-nous loin de chez nous ?
Les étoiles pâlissent. Les roches se fendent.
La grande peur de l’esprit :
La paix ici. La paix, ici.
C’était un joli passage, se dit Eileen, surtout grâce aux éléments spécifiquement humains du paysage. Elle se rhabilla, comme les autres, fouilla dans son tiroir personnel du chariot en tournant ostensiblement le dos à John Nobleton. Puis ils se mirent à préparer le dîner. Pendant plus d’une heure après que le soleil eut disparu derrière Olympus Mons, le ciel resta clair ; rose à l’ouest, virant au noir d’encre à l’est. Ils firent la cuisine et mangèrent dans cette lumière. Le menu, choisi par Roger, se composait d’un ragoût de légumes avec du pain frais, un genre de baguette, et du café. La plupart d’entre eux coupaient la fréquence commune pendant de longs moments de la journée, et comme ils n’exploraient pas tous les mêmes canyons latéraux en montant, ils discutaient maintenant de ce qu’ils avaient vu. Le canyon principal qu’ils suivaient était le lit asséché d’un cours d’eau formé par des inondations soudaines dévalant une petite ligne de faille dans un vaste plateau incliné. D’après Roger, il était relativement jeune. Ça voulait tout de même dire deux milliards d’années, mais c’était beaucoup moins ancien que la plupart des canyons forés par le ravinement de l’eau de Mars. L’érosion éolienne et les merveilles erratiques provoquées par les bombardements volcaniques d’Olympus Mons fournissaient aux membres de l’expédition des quantités de sujets de discussion : les plages en terrasse de lacs depuis longtemps disparus, les chenaux sinueux, les bombes de lave en forme de larmes géantes, ou dont les couleurs faisaient soupçonner la présence de certains gaz dans l’atmosphère… Cette dernière chose, plus le fait que ces canyons avaient été sculptés par l’eau, suscitait évidemment toutes sortes de spéculations sur l’éventuelle présence de vie sur Mars dans un lointain passé. De plus, l’eau courante et les résiliences de la roche avaient créé des formes assez fantastiques pour faire penser à des créations artistiques extraterrestres. Ils parlaient donc, avec l’enthousiasme et la liberté que seuls les amateurs semblent pouvoir apporter au débat : des aréologues de journaux du dimanche, se disait Eileen. Il n’y avait pas un seul vrai scientifique parmi eux ; elle était ce qui y ressemblait le plus et elle ne possédait que des rudiments d’aréologie. Elle suivait néanmoins la conversation avec intérêt.
Contrairement à Roger, qui n’avait jamais pris part à ces échanges décousus, et ne les suivait même pas. Pour le moment, il était absorbé dans l’installation de son lit de camp et du mur de sa « chambre ». Chaque dormeur, ou chaque couple, pouvait, s’il le désirait, isoler son lit de camp à l’aide de panneaux. Roger était seul à s’en servir. Les autres préféraient dormir ensemble, à la lumière des étoiles. Roger disposa deux panneaux contre la paroi transparente du dôme, laissant juste assez de place pour son lit sous la pente du toit. Encore une façon de s’isoler des autres, se dit Eileen en secouant la tête. Les guides de randonnée étaient d’ordinaire si gentils… Comment réussissait-il à garder son boulot ? S’était-il fait une clientèle d’habitués ? Elle arrangea son propre lit de camp en le regardant faire : il était grand, même pour un Martien. Il faisait bien plus de deux mètres (le lamarckisme était de nouveau en vogue, et il semblait que plus on avait de générations d’ancêtres martiens, plus on était grand. C’était le cas d’Eileen elle-même, qui était de la quatrième génération : une yonsei). Avec son visage en lame de couteau, son long nez et ses grands pieds maladroits quand il enlevait ses bottes, il était d’une laideur digne de la famille royale d’Angleterre. Cela dit, il se joignit à eux, ce soir-là, ce qui n’était pas toujours le cas, et il alluma une lanterne alors que le ciel violet foncé virait au noir et s’emplissait d’étoiles. Le couchage organisé, ils s’assirent qui sur son lit de camp, qui par terre, autour de la maigre lueur de la lanterne, et parlèrent à bâtons rompus. Kevin et Doran firent une partie d’échecs.
Pour la première fois, ils interrogèrent Eileen sur sa spécialité. Était-il vrai que les hauts plateaux du Sud avaient conservé la croûte des deux hémisphères primitifs ? La ligne droite des trois grands volcans de Tharsis indiquait-elle un point chaud du manteau ? De l’aréologie pour journaux du dimanche, encore une fois, mais Eileen leur répondit de son mieux. Roger parut écouter.
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