Si Talibe remportait chaque fois la chaise avec elle, c’était parce qu’il avait complètement perdu la tête la première fois qu’il avait vu l’objet, lorsqu’il s’était réveillé. Et même par la suite, alors que son état mental s’était stabilisé, il se mettait régulièrement à trembler en ouvrant de grands yeux terrorisés si, en s’éveillant le matin, il voyait la chaise à côté de son lit. On avait donc empilé dans un coin, hors de sa vue, toutes les chaises de la salle, et Talibe ou les médecins apportaient avec eux celle du couloir quand ils venaient le voir.
Si seulement il avait pu oublier cela ! Oublier la chaise et le Chaisier, oublier le Staberinde. Pourquoi ce souvenir-là était-il toujours aussi net et précis, après tant d’années, alors qu’il avait parcouru un si long chemin ? Tandis que ce qui lui était arrivé quelques jours plus tôt – on l’avait abattu et laissé pour mort dans le hangar – restait vague et flou, comme vu à travers la tempête de neige.
Il contempla les nuages figés de l’autre côté de la croisée, ainsi que la frénésie amorphe de la neige. Cette absurdité semblait se moquer de lui.
Il se laissa retomber dans son lit ; draps et couvertures vinrent le submerger telle une congère, et, sous l’oreiller, sa main droite se referma sur une branche des ciseaux qu’il avait pris la veille sur le plateau de Talibe.
— Alors, mon vieux, comment va la tête ?
Saaz Insile lui jeta un fruit qu’il ne réussit pas à attraper au vol. Il le ramassa sur ses genoux, où il avait atterri après lui avoir heurté la poitrine.
— Mieux, répondit-il.
Insile s’assit sur le lit voisin, jeta son calot sur l’oreiller et défit le premier bouton de sa veste d’uniforme. À cause de ses cheveux noirs, coupés court et tout hérissés, son visage blême paraissait très blanc, du même blanc que le monde extérieur, au-delà des fenêtres de sa salle d’hôpital.
— On te traite bien, au moins ?
— Très bien.
— Drôlement jolie, la petite infirmière.
— Talibe ? (Il sourit.) C’est vrai ; elle est bien.
Insile rit et se laissa aller en arrière sur le lit, prenant appui sur ses bras tendus derrière lui.
— Comment ça, « bien », Zakalwe ? Formidable, tu veux dire ! On te fait ta toilette au lit ?
— Non, je peux marcher jusqu’à la salle de bains.
— Dommage ! Tu veux que je t’arrange ça en te cassant les deux jambes ?
— Plus tard, peut-être, répondit-il en riant.
Insile l’imita, puis regarda la tempête qui faisait rage dehors.
— Et ta mémoire ? Il y a du progrès ?
Il se mit à tripoter le rabat de drap blanc où avait atterri son calot.
— Non, répondit Zakalwe.
En réalité, il lui semblait bien que si, mais, sans qu’il sût très bien pourquoi, il n’avait pas envie de l’annoncer aux autres. Peut-être avait-il l’impression que cela lui porterait malheur.
— Je me revois au mess, je revois la partie de cartes… Et puis…
Alors il se souvint d’avoir vu cette chaise blanche posée à son chevet, d’avoir empli ses poumons de tout l’air du monde et hurlé comme un ouragan, jusqu’à la fin des temps, ou du moins jusqu’à ce que Talibe vienne le calmer (Livuéta ? murmurait-il ; Dar… Livuéta ?). Il haussa les épaules.
— … Et puis je me suis retrouvé ici.
— Eh bien, fit Saaz en lissant le pli de son pantalon d’uniforme, j’ai une bonne nouvelle pour toi : on a enfin réussi à enlever le sang du sol du hangar.
— J’exige qu’on me le restitue.
— D’accord, mais sans le nettoyer alors.
— Et les autres, comment vont-ils ?
Saaz poussa un soupir, secoua la tête et aplatit ses cheveux sur sa nuque.
— Ma foi, c’est toujours la même petite bande de gentils garçons. (Un haussement d’épaules.) Le reste de l’escadron… m’a chargé de te transmettre ses meilleurs vœux de guérison. Mais ce soir-là, tu leur as sérieusement tapé sur le système tu sais. (Il enveloppa le malade d’un regard attristé.) Chéra, vieille branche, personne n’aime la guerre, mais il y a tout de même d’autres façons de le dire… Tu t’y es très mal pris. Je veux dire, nous apprécions tous ce que tu as fait ; nous savons que ce n’est pas vraiment ton combat, ici, mais il me semble… Il me semble que quelques-uns d’entre nous… n’aiment pas beaucoup ça non plus. Je les entends, parfois ; tu as dû les entendre aussi. La nuit, quand ils font des cauchemars. Et puis, ils ont ce regard bien particulier, de temps en temps, comme s’ils savaient parfaitement qu’ils ne s’en sortiront pas, comme s’ils avaient tout à fait conscience d’être condamnés. Ils ont peur ; c’est dans ma tête à moi qu’ils essaieraient de loger une balle si je le leur disais en face, mais c’est bien de peur qu’il s’agit. Ils rêvent de trouver une issue qui leur permette de fuir cette guerre. Ce sont des braves, et ils ont à cœur de combattre pour leur pays, mais ils souhaitent en finir, et quand on sait les chances que nous avons de l’emporter, on ne peut pas le leur reprocher. N’importe quel prétexte honorable ferait l’affaire. Ils ne se tireraient certainement pas une balle dans le pied, ni ne sortiraient se promener dehors – par les temps qui courent ! – histoire d’en revenir avec une bonne dose d’engelures : trop d’hommes l’ont fait avant eux. Cependant, ils voudraient bien trouver une porte de sortie. Toi, tu n’es pas obligé d’être là ; pourtant, tu y es. Tu as choisi de te battre, et beaucoup d’entre eux t’en veulent pour cela ; à côté de toi, ils se trouvent lâches, car ils savent très bien qu’à ta place, ils seraient à l’heure actuelle sur la terre ferme à raconter aux filles qu’elles ont vraiment de la chance de danser avec un pilote aussi valeureux.
— Je suis désolé de les avoir fâchés. (Zakalwe effleura le pansement qui lui entourait la tête.) Mais j’ignorais totalement qu’ils étaient susceptibles à ce point- là .
— Justement, ils ne sont pas susceptibles à ce point-là. (Insile fronça les sourcils.) C’est bien ça le plus bizarre. (Il se leva, gagna la plus proche fenêtre et se mit à contempler le blizzard.) Enfin, Chéra ! La moitié d’entre eux n’auraient pas hésité une seconde à t’inviter dans le hangar et à faire leur possible pour que tu y laisses une ou deux dents, mais de là à te tirer dessus ! (Il secoua la tête.) Il n’y en a pas un que je laisserais venir derrière moi avec une poignée de glaçons, mais une arme à feu… (Il secoua à nouveau la tête.) Non, je ne m’en ferais pas pour ça. Ce n’est pas leur genre, voilà tout.
— Peut-être que j’ai tout imaginé, Saaz.
Celui-ci se retourna, et Zakalwe lut sur son visage une expression inquiète qui s’atténua quand il vit que son ami souriait.
— Chéra, je le reconnais : je me refuse tout simplement à imaginer que j’aie pu me tromper sur l’un de ces hommes ; mais dans ce cas… on doit admettre qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. Et je ne vois vraiment pas qui. La police militaire non plus.
— Je ne crois pas leur avoir été d’un grand secours, avoua-t-il.
Saaz revint prendre place sur le lit voisin.
— Tu ne sais vraiment plus du tout à qui tu as parlé ensuite ? Ni où tu es allé ?
— Non.
— Tu m’as dit que tu allais en salle de briefing te renseigner sur les dernières cibles attribuées.
— C’est ce qu’on m’a dit, oui.
— Mais quand Jine a voulu t’y rejoindre pour t’inviter dans le hangar suite à tes déclarations impitoyables sur notre haut commandement et la faiblesse de notre stratégie, tu n’y étais pas.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé, Saaz ; je suis désolé, mais je ne… (Il sentit les larmes lui picoter les yeux, et la soudaineté de leur apparition le surprit. Il reposa le fruit sur ses genoux, émit un reniflement sonore, se frotta le nez, toussa et se tapota la poitrine.) Je regrette, fit-il encore.
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