Insile regarda quelques instants son compagnon chercher un mouchoir dans sa table de nuit. Puis il haussa les épaules et lui fit un large sourire.
— Bon, c’est pas grave. Ça te reviendra bien un jour. C’était peut-être un cinglé de rampant qui en a eu marre parce que tu lui avais marché sur les pieds une fois de trop. Si tu tiens à te souvenir, n’insiste pas trop.
— D’accord, d’accord ; « Il vous faut du repos ». Si tu crois que je n’entends pas assez souvent ce refrain-là, Saaz !
Il reprit le fruit et le déposa sur la table de nuit.
— Qu’est-ce que je peux t’apporter, la prochaine fois ? s’enquit Insile. À part Talibe, pour laquelle j’ai moi-même des projets d’avenir, si tu refuses de saisir l’occasion.
— Rien, merci.
— À boire, peut-être ?
— Non, je me réserve pour le bar du mess.
— Des livres ?
— Non, vraiment, Saaz ; je n’ai besoin de rien.
— Zakalwe, fit l’autre en riant. Tu n’as même pas quelqu’un à qui parler, ici. Qu’est-ce que tu peux bien faire de tes journées ?
Zakalwe regarda la fenêtre, puis revint à son compagnon.
— Je réfléchis. Je réfléchis même beaucoup. J’essaie de me souvenir.
Saaz s’approcha de son lit. Il avait l’air très jeune. Il hésita, puis lui donna un petit coup affectueux sur la poitrine et jeta un coup d’œil à ses pansements.
— Ne te perds pas là-dedans, vieux pote.
L’autre resta neutre quelques instants. Puis :
— Ne t’en fais pas pour ça ; je suis plutôt bon navigateur.
Il y avait une chose dont il avait voulu faire part à Insile, mais il n’arrivait plus à se rappeler ce que c’était. Une espèce d’avertissement, car il savait à présent quelque chose de plus qu’avant, et cette chose réclamait… un avertissement.
Il y avait des moments où cela devenait tellement frustrant qu’il avait envie de hurler, de déchirer en deux ses oreillers bien blancs, bien dodus, de saisir la chaise blanche et de l’expédier à travers la fenêtre afin de laisser entrer le déchaînement de colère blanche qui faisait rage au-dehors.
Il se demanda de combien de temps il disposerait avant de geler sur place si jamais on ouvrait les fenêtres.
Ma foi, au moins y aurait-il une certaine logique là-dedans ; il était arrivé gelé, pourquoi ne pas repartir dans le même état ? Il envisagea un moment la possibilité d’avoir été attiré ici par une espèce de mémoire cellulaire, une affinité dont le souvenir aurait été inscrit à même la moelle de ses os ; et pourquoi ici, dans cet endroit où les batailles de grande envergure se livraient sur de titanesques icebergs tabulaires qui, engendrés par les vastes glaciers, tournoyaient comme des glaçons dans un verre à cocktail de dimensions planétaires, éparpillement d’îles gelées en perpétuel mouvement, parfois longues de plusieurs centaines de kilomètres, et qui faisaient le tour du monde entre pôle et tropique, portant sur leur large dos glacé un désert de blancheur éclaboussé de cadavres et de sang, constellé d’épaves de chars et d’avions.
Se battre pour une surface qui fondrait inévitablement un jour et qui ne fournirait jamais ni nourriture, ni minéraux, ni colonie permanente, voilà qui ressemblait fort à une caricature délibérée de la guerre, cette folie institutionnalisée. Certes, il prenait plaisir au combat, mais la manière même dont se déroulait la guerre le gênait, et il s’était fait des ennemis parmi les autres pilotes, ainsi que chez ses supérieurs, en disant ouvertement ce qu’il avait sur le cœur.
Mais au fond il savait que Saaz avait raison ; ce n’était pas à cause de ses déclarations au mess qu’on avait voulu le tuer. Du moins (fit une petite voix en lui), pas directement…
Le commandant de l’escadron, Thone, vint le voir ; le gratin, pour une fois.
— Ce sera tout, dit le commandant à l’infirmière depuis le seuil. (Il referma la porte en souriant, puis s’avança vers le lit ; il s’était muni de la chaise blanche. Il s’y assit et se redressa en rentrant bien le ventre.) Alors, capitaine Zakalwe, est-ce qu’on fait des progrès ?
Une senteur fleurie, le parfum préféré de Thone, parvint aux narines du blessé.
— J’espère pouvoir voler dans une quinzaine de jours, mon commandant.
L’homme ne lui avait jamais inspiré de sympathie, mais il fit l’effort de sourire bravement.
— Vraiment ? Tiens, tiens. Ce n’est pas ce que me disent les médecins, capitaine Zakalwe. Mais peut-être ne vous tiennent-ils pas le même discours qu’à moi.
Le malade fronça les sourcils.
— En vérité, il va bien me falloir encore… quelques semaines, mon commandant.
— Il se peut que nous soyons dans l’obligation de vous renvoyer chez vous, capitaine Zakalwe, reprit Thone avec un sourire hypocrite. Ou du moins de vous rapatrier à terre, puisqu’on me dit que votre pays se trouve beaucoup plus loin que cela.
— Je suis sûr de pouvoir reprendre ma place un jour ou l’autre, mon commandant. Naturellement, j’aurai désormais un dossier médical, je m’en rends bien compte, mais…
— Oui, oui, oui, coupa Thone. Enfin, nous verrons. Hmm. Bien. (Il se leva.) Y a-t-il quelque chose que je…
— Il n’y a rien que vous puissiez m’apporter…, déclara simultanément le blessé. (Puis il vit l’expression de Thone.) Je vous demande pardon, mon commandant.
— Comme je vous le disais, capitaine, y a-t-il quelque chose que je puisse vous apporter ?
Il baissa les yeux sur ses draps blancs.
— Non, mon commandant. Merci, mon commandant.
— Je vous souhaite un prompt rétablissement, capitaine Zakalwe, fit l’homme d’un ton glacial.
Zakalwe salua Thone, qui répondit d’un hochement de tête, tourna les talons et s’en fut.
Il se retrouva seul avec la chaise blanche.
Talibe arriva quelques instants plus tard, les bras croisés ; son visage rond et pâle était calme et amène.
— Essayez de dormir un peu, lui dit-elle.
Puis elle emporta la chaise.
Il s’éveilla au milieu de la nuit et vit briller des lumières au-dehors, entre les rafales de neige ; en se découpant sur la lueur des projecteurs, les flocons se transformaient en ombres translucides et s’amoncelaient, masse moelleuse, sur fond de lumière verticale et crue. Dans la nuit noire, la blancheur qui régnait au-delà en était réduite à un compromis de gris.
Il s’éveilla avec dans les narines un parfum de fleurs.
Il passa la main sous son oreiller et la referma sur l’unique branche de la paire de ciseaux effilés.
Il se remémora le visage de Thone.
Il se remémora la salle de briefing et les quatre commandants ; ils l’avaient invité à prendre un verre en prétendant qu’ils avaient à lui parler.
Ils s’étaient tous regroupés dans la chambre occupée par l’un d’entre eux – il ne se rappelait pas les noms, mais cela viendrait bientôt ; déjà il se sentait en mesure de les reconnaître. Et là, ils l’avaient interrogé sur ses déclarations au mess, qu’on leur avait rapportées.
Alors, légèrement ivre, persuadé de se montrer très malin, croyant bien mettre le doigt sur quelque chose d’intéressant, il leur avait dit ce qu’ils voulaient entendre, à ce qu’il lui semblait, et non ce qu’il avait déclaré aux autres pilotes.
Et il avait découvert un complot. Lui, il voulait que le nouveau gouvernement tienne ses promesses populistes et mette fin à la guerre. Eux, ils voulaient fomenter un coup d’État militaire, et ils avaient besoin pour cela de quelques bons pilotes.
Ivre de boisson et d’excitation, il avait tout fait pour les convaincre qu’il était de leur côté ; puis il était allé tout droit trouver Thone. Thone, qui était sévère, mais juste ; Thone, qui était désagréable, mesquin, vaniteux, parfumé, mais connu pour ses convictions progouvernementales. (Saaz Insile lui avait pourtant appris un jour que Thone était progouvernemental avec les pilotes et antigouvernemental avec leurs supérieurs.)
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