L’effort fourni avait été presque trop grand ; il dut poser ses mains derrière lui pour se stabiliser. Il les sentit geler instantanément et sut qu’il n’arriverait jamais à se relever.
Talibe…, songea-t-il, mais en un clin d’œil cette pensée fut emportée par le blizzard.
Oublie Talibe. Tu es en train de mourir. Il y a des choses plus importantes.
Il riva ses yeux aux profondeurs laiteuses du blizzard qui se ruait sur lui et fonçait de part et d’autre comme un ensemble d’infimes étoiles molles massées les unes contre les autres et précipitées en tous sens. Il se sentit le visage piqueté par un million de minuscules aiguilles brûlantes, mais il n’y eut bientôt plus de sensation du tout.
Dire que j’ai fait tout ce chemin, songea-t-il, pour venir mourir ici, dans une guerre qui n’est même pas la mienne ! Comme tout cela lui paraissait grotesque à présent. Zakalwe, Éléthiomel, Staberinde, Livuéta, Darckense… Les noms se dévidaient dans sa tête avant d’être chassés par le froid insidieux de la bourrasque hurlante. Il sentit son visage se ratatiner, sentit le froid creuser sa peau et ses globes oculaires jusqu’à atteindre sa langue, ses dents et ses mâchoires.
Il arracha une de ses mains à la neige, derrière lui ; déjà le froid anesthésiait sa paume écorchée. Il ouvrit sa veste de pyjama, en arracha les boutons et exposa au froid la petite cicatrice plissée qui marquait sa poitrine, juste au-dessus du cœur. Puis il posa la main sur la glace, derrière son dos, et renversa la tête. Il crut sentir ses os crisser dans son cou et cliqueter à chaque mouvement de sa tête, comme si le froid refermait son étreinte sur ses articulations.
— Darckense…, murmura-t-il à l’adresse des courants tourbillonnants et glacés de la tempête.
Alors il vit une femme venir tranquillement vers lui à travers la bourrasque.
Elle marchait sur la surface de la neige tassée, chaussée de hautes bottes noires et vêtue d’un long manteau à col et manchettes de fourrure noire, un petit chapeau sur la tête.
Son visage et son cou n’étaient nullement protégés du froid, pas plus que ses mains dépourvues de gants. Elle avait un visage ovale et étiré, un regard sombre et profond. Elle venait sans difficulté dans sa direction, et la tempête semblait se diviser dans son dos. Il se sentit tout à coup à l’abri de quelque chose, quelque chose de plus haut que cette femme de haute taille, et une espèce de sensation de chaleur parut s’infiltrer sous sa peau, partout où celle-ci faisait face à l’inconnue.
Il ferma les yeux. Puis il secoua la tête, ce qui lui fit un peu mal, mais tant pis. Enfin, il rouvrit les paupières.
Elle était toujours là.
Elle avait posé un genou sur la neige, juste devant lui, et croisé les mains sur l’autre genou, sur le tissu de la jupe ; leurs visages étaient au même niveau. Il voulut mieux voir et, encore une fois, dégagea de force sa main prisonnière de la neige (elle était engourdie, mais quand il l’amena devant lui, il vit qu’en l’arrachant il en avait mis la chair à nu). Il chercha alors à toucher son visage, mais elle lui prit la main dans les siennes. Sa peau était tiède. Il crut n’avoir jamais ressenti chaleur plus merveilleuse.
Il éclata de rire ; elle tenait toujours sa main, le blizzard s’écartait de chaque côté de sa personne et son souffle formait un nuage dans l’air.
— Bon sang, fit-il. (Il se rendit compte que le froid et la drogue qu’ils lui avaient donnée alourdissaient son élocution.) Moi qui ai été athée toute ma vie, voilà que ces crédules débiles avaient raison depuis le début ! (Il toussa, le souffle rauque.) Ou bien est-ce que vous les prenez eux aussi par surprise en ne vous montrant pas à eux ?
— Vous me flattez, monsieur Zakalwe, répondit la femme d’une superbe voix grave et sensuelle. Je ne suis ni la Mort ni quelque Déesse imaginaire. Je suis aussi réelle que vous… (Elle passa son pouce long et fort sur sa paume écorchée et sanglante.) En un peu plus chaud, peut-être.
— Oh, je ne doute pas que vous soyez réelle. Je le sens très…
Sa voix s’éteignit ; il regarda derrière le dos de la femme. Une forme gigantesque apparaissait progressivement au cœur du tourbillon neigeux. Elle était d’un blanc grisâtre, comme la neige, mais un ton plus foncé ; silencieuse, immense et immobile, elle vint se suspendre juste derrière la femme. La tempête parut mourir tout autour d’eux.
— Voici ce qu’on appelle un module à douze passagers, Chéradénine. Il est venu vous chercher, si du moins c’est ce que vous voulez. Il vous emportera sur la terre ferme, si vous le désirez. Ou bien plus loin encore, en notre compagnie, si vous préférez.
Il était las de battre des paupières et de secouer la tête. Il allait falloir faire taire aussi longtemps que nécessaire ce qui, quelque part en lui, souhaitait déraisonnablement aller jusqu’au bout de la partie. Quel rapport avec le Staberinde et la Chaise, il n’aurait su le dire, du moins pas encore, mais si c’était bien de cela qu’il s’agissait (et de quoi pouvait-il s’agir d’autre ?) alors il était parfaitement inutile, dans l’état d’affaiblissement, voire d’agonie, où il se trouvait, de chercher à lutter. Advienne que pourra, se dit-il. Je n’ai pas tellement le choix, de toute façon.
— En votre compagnie ? répéta-t-il en s’efforçant de ne pas rire.
— Oui, avec nous. Nous aimerions vous confier un travail. (Elle sourit.) Mais si nous poursuivions cette conversation dans un endroit mieux chauffé, qu’en dites-vous ?
— Mieux chauffé ?
Elle eut un brusque et unique mouvement de tête.
— Je veux parler du module.
— Ah oui, acquiesça-t-il.
Le module. Il essaya de détacher son autre main de la neige, mais n’y réussit pas.
Il reporta son regard sur elle ; elle venait de prendre un flacon dans sa poche. Elle passa un bras dans son dos et en versa le contenu sur sa main, qui se réchauffa et se détacha en fumant un peu.
— Ça va ? fit-elle en lui prenant la main et en l’aidant doucement à se relever. (Elle sortit des chaussons de sa poche.) Tenez.
— Oh ! (Il rit.) Oui, merci.
Elle passa son bras sous celui de l’homme et glissa une main sous l’épaule opposée. Elle était forte.
— Je vois que vous connaissez mon nom, dit-il. Peut-on savoir le vôtre, si ce n’est pas faire preuve de trop d’impertinence ?
Elle sourit. Ils avancèrent sous les flocons de neige qui, rares à présent, tombaient tout doucement, en direction de la forme imposante aux flancs aplatis qu’elle avait appelée le « module ». Il s’était instauré un tel calme que – malgré la tempête qui hurlait tout près d’eux – il entendait la neige craquer sous leurs pieds.
— Mon nom, répondit-elle, est Rasd-Coduresa Diziet Embless Sma da’ Marenhide.
— Sans blague !
— Mais vous pouvez m’appeler Diziet.
— Ah, bon, fit-il en riant. Diziet.
Ils pénétrèrent (elle d’un pas ferme, lui en trébuchant à demi) dans la chaleur orangée de l’intérieur du module. Les parois semblaient faites de bois poli à l’infini, les sièges étaient recouverts de peaux tannées et le sol tapissé de fourrure. Le tout répandait un parfum de jardin de montagne.
Il voulut s’emplir les poumons de cet air tiède et odorant. Puis il vacilla et, abasourdi, se retourna vivement vers sa compagne.
— Mais c’est pour de vrai ! souffla-t-il.
S’il avait eu assez de souffle, il en aurait crié.
La femme hocha la tête.
— Bienvenue à bord, Chéradénine Zakalwe.
Il s’évanouit.
Il se tenait debout dans l’immense galerie, le visage tourné vers la lumière. Une brise tiède gonflait mollement, sans bruit, de grands rideaux blancs autour de lui. Le souffle ne soulevait que légèrement sa longue chevelure brune. Ses mains étaient jointes derrière son dos. Son expression était pensive. Les cieux muets où l’on voyait de rares nuages au-dessus des montagnes, au-delà de la forteresse et de la cité, baignaient son visage d’une lumière neutre et pénétrante et, debout là dans ses vêtements simples de couleur sombre, il avait quelque chose d’inorganique ; on aurait dit une statue, ou un mort dressé contre les remparts pour tromper l’ennemi.
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