— Et qu’y a-t-il de plus puissant que l’homme qui fut ComMil ?
ComMil ; il dut fouiller dans sa mémoire pour se rappeler ce que c’était. Ah oui, ComMil… le titre que lui donnaient à l’époque les médias de l’Amas. Directeur des opérations militaires, lorsqu’il s’était retrouvé embarqué dans cette folle histoire avec Tsoldrin Beychaé, la dernière fois. Beychaé, lui, avait le titre de ComPol, c’est-à-dire qu’il s’occupait des affaires politiques (ah, ces distinctions subtiles !).
— ComMil… (Il hocha la tête. Il n’était guère avancé.) Et vous pensez que je peux vous aider ?
— Sire Zakalwe ! s’écria le grand prêtre en se laissant glisser au bas de son siège pour s’agenouiller une nouvelle fois par terre. En vous nous avons foi !
Il se cala contre les coussins recouverts de tapisserie.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Sire, vos hauts faits sont légendaires ! Pas la moindre fausse note depuis une éternité ! Avant sa mort, notre Mentor avait prophétisé que notre salut viendrait d’« au-delà des étoiles », et votre nom figurait parmi ceux qui furent alors mentionnés ; arrivant ainsi au moment où nous avons tant besoin d’aide, vous ne pouvez être que le salut que nous attendions !
— Je vois, répondit Zakalwe qui ne voyait rien du tout. Eh bien, on va voir ce qu’on peut faire.
— Messie !
Le train entra en gare ; ils descendirent et on les escorta jusqu’à un ascenseur, puis jusqu’à une suite dont on lui dit qu’elle donnait sur la ville en contrebas, mais où l’on avait fait le black-out : les stores intérieurs étaient baissés. L’appartement lui-même témoignait d’une certaine opulence. Il le passa en revue.
— Bien. Très joli. Merci.
— Et voici vos garçons, fit le grand prêtre en tirant un rideau qui révéla une demi-douzaine de jeunes gens langoureusement étendus sur un très grand lit, dans la chambre.
— Mais je… euh… Je vous remercie, dit Zakalwe en inclinant la tête à l’intention du prêtre.
Il sourit aux garçons, qui tous lui rendirent son sourire.
Il était couché, tout éveillé, dans le lit d’apparat de son palais, les mains derrière la nuque. Au bout d’un moment, une détonation discrète retentit distinctement dans le noir et une minuscule machine à peu près de la taille d’un pouce humain surgit dans une sphère évanescente de lumière bleutée.
— Zakalwe ?
— Salut, Sma.
— Écoute…
— Non. C’est toi qui vas m’écouter. J’aimerais bien savoir ce qui se passe, nom de nom !
— Zakalwe, fit Sma par l’intermédiaire du missile-éclaireur. C’est très compliqué, mais…
— Mais je suis coincé avec une bande de prêtres homosexuels qui croient que je vais résoudre tous leurs problèmes militaires !
— Chéradénine, reprit Sma de sa voix décidée. Ces gens se sont montrés capables d’incorporer à leur religion la foi dans tes prouesses guerrières. Sachant cela, comment peux-tu te détourner d’eux ?
— Sans le moindre mal, crois-moi.
— Que cela te plaise ou non, Chéradénine, pour eux tu es devenu une légende. Ils te croient capable de certaines choses.
— Et que suis-je censé faire ?
— Être leur guide. Leur général.
— Oui, ça, c’est ce qu’ils attendent de moi. Mais en réalité, qu’est-ce que je dois faire ?
— Rien d’autre que cela. Prends les rênes. Entretemps, Beychaé reste à la Station ; la Station de Murssay. Pour l’instant l’endroit est neutre, et il s’applique à ameuter les gens qu’il faut. Tu ne comprends donc pas, Zakalwe ? (La voix de Sma dénotait de la tension, de l’exultation même.) On les tient ! Beychaé agit exactement comme nous l’entendions, et tout ce qu’il te reste à faire, c’est…
— C’est quoi ?
— … être toi-même ; agir pour le compte de ces individus !
Il secoua la tête.
— Sma, il faut que tu m’en dises un peu plus. Que suis-je censé faire ?
Il l’entendit soupirer.
— Gagner leur guerre, Zakalwe. Nous sommes derrière les forces dont tu es l’allié. Si celles-ci gagnent et si Beychaé se retrouve ici du côté des vainqueurs, alors nous pourrons peut-être changer le cours des choses dans l’Amas tout entier. (Il l’entendit prendre encore une fois une profonde inspiration.) Zakalwe, il le faut. Dans une certaine mesure, nous avons les mains liées, mais nous devons absolument faire en sorte que toute cette affaire soit réglée. Gagne cette guerre pour leur compte et nous serons peut-être en mesure de tout remettre d’aplomb. Sérieusement.
— D’accord, d’accord, sérieusement, dit-il au missile-éclaireur. Mais j’ai déjà eu l’occasion d’examiner brièvement leurs cartes, et ces gars-là sont dans un de ces pétrins ! Pour gagner cette guerre, il va leur falloir un véritable miracle !
— Fais ce que tu pourras, Chéradénine. S’il te plaît.
— Est-ce qu’on va m’aider ?
— Euh… Que veux-tu dire au juste ?
— Je veux parler de renseignement militaire, Sma. Si vous pouviez tenir l’ennemi à l’œil et…
— Ah, non ! Chéradénine. Je suis désolée, mais c’est impossible.
— Quoi ? fit-il à voix haute en s’asseyant dans son lit.
— Je regrette, Zakalwe ; sincèrement, je regrette, mais nous avons dû nous entendre là-dessus. Il s’agit de négociations très délicates, et nous sommes obligés de nous tenir strictement à l’écart. Ce missile ne devrait même pas se trouver là. Il sera d’ailleurs bientôt obligé de te laisser.
— Alors je reste tout seul ?
— Je regrette, répéta Sma.
— Et moi donc ! lança-t-il en se laissant retomber sur le lit en un geste théâtral.
« Tu ne joueras plus au petit soldat », lui avait dit Sma quelque temps auparavant ; il s’en souvenait fort bien.
— Petit soldat mon cul, marmonna-t-il en rassemblant ses cheveux sur sa nuque avant de les nouer au moyen d’un petit lien en cuir.
Le jour se levait ; il tapota sa queue de cheval et regarda, au travers de la vitre épaisse et déformante, la ville enveloppée de brume qui s’éveillait tout juste sous les pics rougis par l’aube et les cieux qui répandaient une lueur bleutée. Il contempla avec dégoût la longue toge surchargée d’ornements que les prêtres comptaient le voir revêtir, puis l’enfila à contrecœur.
L’Hégémonarchie et son adversaire, l’Empire glaséen, se livraient déjà sporadiquement bataille depuis six cents ans pour la domination de leur sous-continent, d’ailleurs de taille relativement modeste, lorsque les habitants du reste de l’Amas étaient venus leur rendre visite dans leurs curieux vaisseaux célestes flottants, un siècle plus tôt. À l’époque, ces deux pays étaient déjà sous-développés par rapport aux autres nations de Murssay, qui avaient plusieurs décennies d’avance sur eux sur le plan technologique, et sans doute plusieurs siècles sur le plan politique et moral. Avant le contact, les autochtones ne connaissaient que l’arc et les flèches, et le canon qu’on chargeait par la gueule. À présent, un siècle plus tard, ils possédaient des blindés. Beaucoup de blindés. Des chars, une artillerie, des camions, plus quelques avions extrêmement inefficaces. L’un et l’autre camp détenaient chacun son unique appareil de dissuasion, parfois importé d’autres sociétés plus avancées à l’intérieur de l’Amas, mais le plus souvent purement et simplement offert par celles-ci. Pour l’Hégémonarchie, c’était un astronef de sixième ou septième main, pour l’Empire une poignée de missiles généralement considérés comme inopérants et, de toute manière, sans doute politiquement inutilisables car ils étaient censés être équipés d’une tête nucléaire. L’opinion publique de l’Amas pouvait tolérer la perpétuation technologiquement assistée d’une guerre sans objet tant que les hommes, les femmes et les enfants mouraient par fournées régulières quoique peu nombreuses, mais pas question de laisser un bombardement nucléaire incinérer d’un coup un million de personnes dans une ville.
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