— Chut, mon bon monsieur ! fit le médecin en l’attirant à l’écart de la foule. Il y a longtemps que la compagnie et moi avons un arrangement ; ma machine fait officiellement partie du matériel médical de première importance.
— Ça a dû vous coûter cher. Vous devez exiger une fortune de vos clients, docteur.
— Naturellement, je demande une petite participation, mais tout à fait dans les moyens de la plupart des gens de bonne éducation, et je peux vous garantir une assistance d’excellente qualité, ainsi que la discrétion la plus totale, comme toujours.
— Je vous remercie de votre offre, docteur, mais je suis obligé de refuser.
— Je vous assure que c’est la chance de votre vie ; il est très rare qu’on se voie proposer deux fois pareille opportunité.
— Je n’en doute pas. S’il y a une troisième fois, alors peut-être accepterai-je. Je vous prie de m’excuser. (Il lui donna de petites tapes sur l’épaule.) Mais nous pouvons peut-être nous retrouver ce soir, pour l’apéritif ?
Le médecin secoua négativement la tête.
— Malheureusement, je serai en pleins préparatifs, Shérad. (Il prit une espèce d’air suppliant.) C’est vraiment une très grande chance, insista-t-il en souriant de toutes ses dents.
— Mais j’en ai parfaitement conscience, docteur Stap.
— Vous êtes un pervers.
— Merci. Il m’a fallu des années d’entraînement acharné pour y arriver.
— Ça ne m’étonne pas.
— Oh non ! vous n’allez pas me dire que vous n’avez aucune perversité en vous ? Si, je le vois dans vos yeux. Mais oui, mais oui, c’est bien ça : la pureté ! J’en reconnais les symptômes. Mais… (il posa la main sur son avant-bras) ne vous en faites pas ; ce n’est pas incurable.
Elle le repoussa, mais sans grande énergie.
— Vous êtes épouvantable. (La main qui le repoussait s’attarda l’espace d’un instant sur sa poitrine.) Vous êtes mauvais.
— J’avoue. Vous avez percé mon âme à jour… (Il jeta un bref regard autour de lui : le bruit de fond du vaisseau venait de changer. Puis il rendit son sourire à la dame.) Mais, euh… il est tellement plus facile de se confesser devant une femme à la beauté de déesse.
Elle eut un rire de gorge, la tête rejetée en arrière, révélant son cou gracile.
— Obtenez-vous normalement des résultats avec cette réplique-là ? s’enquit-elle en secouant la tête.
Il imita son geste d’un air triste et fit semblant d’être blessé.
— Ah, pourquoi les jolies femmes sont-elles aussi cyniques, de nos jours ?
Alors il vit ses yeux se fixer sur un point situé quelque part derrière lui.
Il fit volte-face.
— Qu’y a-t-il, officier ? demanda-t-il à l’un des deux aspirants qu’il découvrit debout derrière lui.
— Monsieur… Shérad ? fit le jeune homme.
Il plongea son regard dans celui du jeune officier et sentit brusquement son estomac se nouer ; cet homme savait. On les avait retrouvés. Quelque part, quelqu’un avait relié les chiffres entre eux et reconstitué le dessin.
— Oui ? fit-il avec un sourire un peu niais. Vous voulez boire quelque chose, les gars ?
Il rit et regarda la jeune femme.
— Non merci, monsieur. Voulez-vous nous suivre, s’il vous plaît ?
— Qu’est-ce qui se passe ? (Il renifla, puis vida son verre et s’essuya les mains sur les revers de sa veste.) Le capitaine a besoin d’un coup de main pour virer de bord, c’est ça ? (Il éclata de rire et se laissa glisser au bas de son tabouret de bar ; puis il se retourna vers sa compagne et lui baisa la main.) Chère madame, je vous souhaite bon voyage en espérant vous revoir. (Il joignit les mains sur sa poitrine.) Mais n’oubliez jamais ceci : il y a un petit morceau de mon cœur qui vous appartient pour toujours.
Elle eut un sourire hésitant. Il partit d’un grand rire, fit demi-tour et heurta son tabouret.
— Oups ! fit-il.
— Par ici, monsieur Shérad, dit le premier officier.
— Ouais, ouais, tout ce que vous voudrez.
Il avait espéré qu’on l’emmènerait dans le secteur réservé aux membres d’équipage, mais, une fois dans l’ascenseur, ils appuyèrent sur le bouton correspondant au niveau inférieur : là se trouvaient des entrepôts, la soute à bagages pressurisée et le brick.
— Je crois que je vais être malade, fit-il sitôt que les portes se furent refermées.
Sur quoi il se plia en deux et se força à vomir ses deux derniers verres. L’un des deux hommes s’écarta d’un bond afin de ne pas salir ses bottes reluisantes ; l’autre, pressentit Zakalwe, se penchait en avant en lui posant une main dans le dos.
Il cessa de vomir et lui décocha un grand coup de coude dans le nez ; l’autre alla s’écraser contre la porte du fond de l’ascenseur. Le deuxième homme n’avait pas encore tout à fait recouvré son équilibre. Zakalwe se redressa et lui expédia un coup de poing en pleine figure. L’homme s’affaissa ; ses genoux, puis son dos s’abattirent sur le sol. L’ascenseur émit un tintement, s’arrêta entre deux ponts et, devant toute cette agitation, la sonnerie d’alarme censée signaler une charge excessive se déclencha. Zakalwe enfonça d’un coup de poing le premier bouton du haut, et l’ascenseur repartit.
Il délesta les deux officiers inconscients de leurs armes, qu’il contempla en secouant la tête : des paralyseurs neuraux. L’ascenseur émit un nouveau tintement. Ils étaient revenus à leur point de départ. Il s’avança et, fourrant les deux paralyseurs dans sa veste, cala ses pieds dans les deux coins du fond de la cabine exiguë en appliquant ses deux mains contre les portes. L’effort qu’il fit pour les maintenir en position fermée lui arracha un grognement, mais l’ascenseur finit par déclarer forfait. Sans cesser d’appuyer sur les portes, il se tordit jusqu’à toucher de la tête le bouton de l’étage supérieur et le pressa avec son front. L’ascenseur recommença à s’élever dans un bourdonnement.
Lorsque les portes s’ouvrirent, elles révélèrent trois personnes qui attendaient au niveau du salon privé. Celles-ci regardèrent les deux gardes inconscients ainsi que la petite flaque de vomi. Là-dessus, il leur expédia une décharge de paralyseur neural ; elles s’effondrèrent. Il traîna le corps d’un des officiers et le laissa couché en travers de la porte afin que l’ascenseur ne puisse pas se refermer, et le paralysa ainsi que son collègue au moyen de son arme.
La porte du Salon stellaire était close. Il appuya sur le bouton et jeta un regard en arrière, dans le couloir, où les portes de l’ascenseur allaient et venaient doucement contre le corps affalé de l’officier, tel un amant peu subtil. Un lointain tintement retentit et une voix annonça :
— Veuillez dégager les portes. Veuillez dégager les portes.
— Oui ? fit la porte d’entrée du Salon stellaire.
— Stap, c’est Shérad. J’ai changé d’avis.
— Formidable !
La porte s’ouvrit.
Il s’introduisit rapidement et pressa le bouton de fermeture. De dimensions modestes, le salon était plein de fumée de drogue, de lumières tamisées et de gens mutilés. On entendait de la musique ; tous les yeux (qui n’étaient pas forcément dans leurs orbites) se tournèrent vers lui. La machine du médecin, haute et grise, se dressait dans un coin près du bar, où officiaient deux personnes.
Il s’arrangea pour placer le médecin entre lui-même et le reste de l’assistance et lui colla le paralyseur sous le menton.
— Mauvaises nouvelles, Stap. Ces petites choses peuvent être mortelles à courte portée, et celle-ci est réglée sur sa puissance maximum. J’ai besoin de votre machine. Je préférerais m’adjoindre également votre collaboration, mais au besoin je pourrais m’en passer. Je suis extrêmement sérieux, et très, très pressé. Alors, qu’est-ce que vous en dites ?
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