— Le Terminal Spatial de Gipline, je suppose, répliqua la jeune femme. Je vais voir si on peut vous réserver une place sur un vol interplanétaire ; direction Impren ou ses environs. Au pire, vous avez devant vous la perspective d’un voyage civil de plusieurs semaines au bas mot ; avec un peu de chance, ils lèveront l’alerte et on pourra vous envoyer discrètement le module. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il se peut que la guerre se soit un tant soit peu rapprochée à cause de ce qui s’est passé à Solotol aujourd’hui. Réfléchis-y, Zakalwe.
Sur quoi le canal se tut.
— Elle n’a pas l’air très contente de toi, Chéradénine, remarqua Beychaé.
Il haussa les épaules.
— Ce n’est pas nouveau, répondit-il en soupirant.
— Je suis sincèrement désolé, gentigens ; ceci ne s’était encore jamais produit. Jamais. Je suis véritablement navré… Je n’arrive pas à comprendre… je, euh… Je vais essayer de… (Le jeune homme pressa quelques boutons sur son terminal.) Allô ? Allô ? ALLÔ ? (Il le secoua, le frappa.) Ceci est tout simplement… tout simplement… Ça n’est encore jamais arrivé ; je vous assure que…
Il releva des yeux implorants sur le groupe de touristes qui s’étaient rassemblés autour de leur unique source lumineuse. La plupart le regardaient fixement ; quelques-uns essayaient de faire fonctionner leur terminal, sans plus de succès que lui, tandis que deux ou trois autres fixaient le couchant comme si l’ultime rougeoiement teintant le ciel allait leur rendre l’appareil qui avait soudainement décidé de s’en aller de son propre chef.
— Allô ? Allô ? Il y a quelqu’un ? Répondez, s’il vous plaît. (Le jeune homme avait l’air au bord des larmes. Dans le ciel, la dernière lueur du couchant s’éteignit ; un rayon de lune vint alors éclairer de rares écharpes nuageuses. La lumière de la torche vacilla.) Je vous en prie, répondez ! N’importe quoi, mais répondez ! Oh, je vous en prie !
Skaffen-Amtiskaw revint en ligne quelques minutes plus tard pour annoncer qu’ils disposaient chacun d’une cabine à bord d’un clipper appelé Osom Emananish qui se dirigeait vers le système de Breskial, à trois années-lumière seulement d’Impren ; on espérait néanmoins que le module les rejoindrait avant cela. Ce serait d’ailleurs préférable, étant donné que les autres allaient sans nul doute retrouver leur trace.
— Monsieur Beychaé ferait peut-être mieux de modifier son apparence, suggéra le drone de sa voix onctueuse.
Zakalwe leva les yeux et contempla les tentures murales.
— On pourrait peut-être se tailler des vêtements là-dedans, proposa-t-il d’un ton peu convaincu.
— La soute à bagages renferme certainement un plus grand choix de tenues, ronronna la voix du drone, lequel lui indiqua ensuite comment ouvrir la trappe qui y menait.
Zakalwe refit surface muni de deux valises qu’il s’empressa de forcer.
— Des habits ! s’exclama-t-il.
Il sortit quelques vêtements qui lui parurent suffisamment unisexes.
— Il faudra également renoncer à votre combinaison et à votre armement, reprit le drone.
— Quoi !
— Vous ne pourrez jamais embarquer à bord d’un vaisseau avec tout ce matériel, Zakalwe, même en bénéficiant de notre aide. Vous devez emballer le tout (par exemple dans une de ces valises) et le laisser au spatioport ; nous essaierons d’aller le récupérer quand les choses se seront un peu calmées.
— Mais enfin… !
Ce fut Beychaé lui-même qui proposa de se raser le crâne lorsqu’ils abordèrent la question du déguisement. Voilà le dernier service que la combinaison de combat (et ses merveilleux raffinements) fut donc amenée à remplir : elle leur fournit un rasoir. Sur quoi Zakalwe l’enleva ; les deux hommes enfilèrent ensuite leurs nouveaux vêtements, dont les couleurs étaient plutôt criardes mais les formes heureusement assez amples pour eux.
L’appareil atterrit ; le Terminal Spatial consistait en un désert de béton quadrillé à la manière d’un échiquier par les ascenseurs qui tractaient les astronefs vers les zones de manœuvre, ou les en redescendaient.
Une fois l’accès confidentiel rétabli, le terminal d’oreille de Zakalwe fut à nouveau en mesure de communiquer discrètement avec lui et de les guider tous les deux.
Mais il se sentait bien nu, sans sa combinaison.
Ils sortirent de l’appareil et se retrouvèrent dans un hangar, une musique agréablement insipide tintinnabulait à leurs oreilles. Personne ne vint à leur rencontre. Au loin retentissait une sonnerie d’alarme.
Le terminal-boucle d’oreille leur indiqua la porte qu’ils devaient emprunter. Ils s’engagèrent dans un couloir réservé au personnel et franchirent deux portails de sécurité, qui s’ouvrirent avant même qu’ils ne se présentent sur le seuil ; puis, après une pause, ils débouchèrent dans une vaste salle bourrée de gens, d’écrans, de kiosques et de sièges. Personne ne fit attention à eux : un tapis roulant venait de s’arrêter brusquement, déséquilibrant des dizaines de personnes et les faisant tomber les unes sur les autres.
À la consigne, une caméra de sécurité se retourna vers le haut et fixa le plafond juste le temps qu’il leur fallut pour y déposer la valise contenant la combinaison. Au moment où ils s’en allaient, elle reprit son balayage incessant.
Un phénomène similaire se produisit lorsqu’ils prirent leur billet au guichet. Puis, tandis qu’ils longeaient un autre couloir, ils virent un groupe de vigiles armés venir à l’autre bout.
Zakalwe continua d’avancer normalement. Sentant Beychaé hésiter à ses côtés, il se tourna vers lui et lui sourit d’un air parfaitement dégagé. Lorsqu’il se retourna, les gardes s’étaient immobilisés ; une main sur l’oreille, leur chef fixait le sol. Puis il hocha la tête, fit demi-tour et montra un couloir adjacent ; le groupe de vigiles partit dans cette direction.
— Si je comprends bien, nous ne bénéficions pas seulement d’une chance incroyable ? marmonna Beychaé.
Zakalwe secoua négativement la tête.
— Sauf si l’on considère comme une chance incroyable de disposer d’un effecteur électromagnétique de niveau quasi militaire, contrôlé par un Mental de vaisseau stellaire hyper-rapide, lequel manipule ce spatioport tout entier comme un vulgaire jeu d’arcade, et cela à une distance d’une année-lumière environ.
On les fit accéder, par un couloir réservé aux VIP, à la petite navette qui les emporterait jusqu’à la station orbitale. Vint un ultime contrôle de sécurité que le vaisseau ne put cette fois pas truquer : ce fut un homme à l’œil et aux mains avertis qui s’en chargea. Il parut constater que Zakalwe et Beychaé ne portaient rien de dangereux sur eux. Zakalwe sentit sa boucle d’oreille lui expédier de petites impulsions dans le lobe au moment où ils entraient dans un nouveau couloir : encore un balayage à rayons X, ainsi qu’un fort champ magnétique, tous deux contrôlés manuellement à titre de vérification supplémentaire.
Le trajet à bord de la navette s’effectua sans encombre ; une fois arrivés à la station, ils traversèrent une salle de transit (où régnait d’ailleurs une certaine agitation : un homme équipé d’un implant neural direct gisait au sol, en pleine crise) pour tomber tout droit sur un dernier contrôle de sécurité.
Dans la coursive menant du sas de la salle de transit au vaisseau proprement dit, il entendit la toute petite voix de Sma lui murmurer à l’oreille.
— Nous y voilà, Zakalwe. Impossible d’établir une liaison confidentielle à bord sans attirer l’attention. Nous ne prendrons contact avec toi qu’en cas d’urgence véritable. Si tu as besoin de nous parler, sers-toi de l’accès téléphonique de Solotol, mais n’oublie pas que la conversation sera écoutée. Au revoir ; bonne chance.
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