Zakalwe agita la main avec désinvolture.
— Facile, déclara-t-il.
Puis il porta son verre à ses lèvres. Sma le regarda boire et secoua la tête.
— Tu ne veux donc pas savoir pourquoi, Chéradénine ? demanda-t-elle.
Il amorça un geste de la main qui signifiait la même chose qu’un haussement d’épaules, puis se ravisa.
— Hmm… oui, bien sûr. Alors, dis-moi pourquoi, Diziet, soupira-t-il.
— Vœrenhutz est coupé en deux ; la faction qui a le dessus en ce moment souhaite mettre en œuvre une politique de terraformation à grande échelle…
— Ça veut dire… (Zakalwe éructa.) Ravaler une planète, non ?
Sma ferma brièvement les yeux, puis répondit :
— Oui, c’est à peu près ça. Quel que soit le nom qu’on donne à la chose, c’est pour le moins faire preuve d’insensibilité écologique. Ces gens (ils se donnent le nom d’Humanistes) réclament aussi que la charte des droits des Êtres conscients comporte une échelle mobile, laquelle leur permettrait de faire main basse sur tous les mondes où règne la vie intelligente, dans la mesure de leurs capacités militaires. Une dizaine de conflits locaux font rage en ce moment même. N’importe lequel peut déclencher la guerre totale, et les Humanistes les encouragent – jusqu’à un certain point – parce qu’ils semblent justifier leur théorie : selon eux, l’Amas est trop peuplé, et il faut absolument trouver d’autres habitats planétaires.
— D’autre part, intervint Skaffen-Amtiskaw, ils refusent de compter les machines parmi les Êtres conscients à part entière ; alors qu’ils exploitent des ordinateurs protoconscients, ils continuent d’affirmer que seule l’expérience subjective humaine a une valeur intrinsèque, ces fascistes de créatures carbonées !
— Je vois.
Zakalwe hocha la tête, l’air pénétré de sérieux.
— Et vous voulez que ce vieux Beychaé reprenne du service aux côtés de ces types, là… ces Humanistes, hein ?
— Chéradénine ! le morigéna Sma tandis que les champs de Skaffen-Amtiskaw prenaient une teinte glaciale.
L’interpellé prit un air offensé.
— Mais puisqu’on les appelle des Humanistes !
— Ce n’est que le nom qu’ils se donnent, Zakalwe.
— Les noms ont de l’importance, répliqua-t-il, apparemment sérieux.
— N’empêche que c’est seulement le nom qu’ils se donnent ; ce n’est pas pour autant qu’ils sont du bon côté.
— D’accord. (Il lui fit un sourire.)
— Pardonne-moi. (Il s’efforça d’adopter une attitude plus professionnelle.) Vous voulez qu’il fasse pencher la balance de l’autre côté, comme la dernière fois.
— C’est ça, répondit Sma.
— Parfait. Ça m’a l’air presque facile. Pas besoin de jouer au petit soldat, alors ?
— Non.
— Très bien, j’accepte, fit-il en hochant la tête.
— Il me semble entendre comme un raclement de fond de tiroir, marmonna Skaffen-Amtiskaw.
— Contente-toi d’émettre le signal, lui dit Sma.
— OK, fit le drone. Signal émis. (Il résolut de faire bonne impression, et dirigea donc un champ rougeoyant vers Zakalwe.) Mais vous avez intérêt à ne pas changer d’avis.
— Seule la perspective de devoir passer un certain temps en votre compagnie, Skaffen-Amtiskaw, pourrait éventuellement me dissuader d’accompagner la ravissante dame Sma ici présente jusqu’à Vœrenhutz. (Il lança un regard inquiet à Sma.) Car tu y vas, n’est-ce pas ?
Sma acquiesça. Puis elle se mit à boire à petites gorgées tandis que la domestique disposait de petits plats sur la table, entre les deux hamacs.
— J’ai du mal à croire que ce soit aussi simple, Zakalwe, reprit-elle une fois que la servante eut disparu.
— De quoi parles-tu, Diziet ? s’enquit-il en souriant derrière son verre.
— De ton départ. Au bout de… combien ? Cinq ans ? Après avoir bâti un empire, mis au point un plan destiné à rendre le monde moins dangereux, mis en pratique notre technologie et essayé de mettre en œuvre nos méthodes… tu es disposé à t’en aller, comme ça, en laissant tout cela derrière toi, pour une durée indéterminée ? Enfin quoi, tu as dit oui avant même de savoir que c’était Vœrenhutz ! Ça aurait très bien pu être à l’autre bout de la galaxie, ou dans les Nuages. Tu aurais pu donner ton accord et te retrouver embarqué pour un voyage de quatre ans.
L’autre haussa les épaules.
— J’aime bien les longs voyages.
Sma dévisagea quelques instants son compagnon. Il avait l’air plein de vie, libre de toute préoccupation. Entrain, dynamisme, tels étaient les termes qui lui venaient à l’esprit pour le décrire. Elle en éprouva un vague dégoût.
Il haussa à nouveau les épaules et prit un fruit dans un des plats.
— D’ailleurs, j’ai conclu un contrat de confiance avec des gens qui s’occuperont de tout à ma place jusqu’à mon retour ici.
— S’il reste encore un « ici » où revenir, commenta Skaffen-Amtiskaw.
— Mais bien sûr, rétorqua l’autre en crachant un pépin par-dessus le mur de la véranda. Ces gens aiment se gargariser avec la guerre, mais ils ne sont tout de même pas suicidaires.
— Ah ! Eh bien alors, c’est parfait, fit le drone en se détournant.
L’homme se contenta de lui sourire. Puis il indiqua d’un mouvement de tête l’assiette à laquelle Sma n’avait pas touché.
— Tu n’as donc pas faim, Diziet ?
— Ça m’a coupé l’appétit, répondit-elle.
Zakalwe descendit de son hamac et se frotta les mains.
— Viens, lui dit-il. On va nager un peu.
Elle le regarda essayer d’attraper des poissons dans une cuvette rocheuse et barboter dans sa tenue de bain qui lui descendait jusqu’à mi-jambes. Elle-même s’était baignée en slip.
Il se pencha en avant, attentif, les yeux rivés à la surface ; son visage empreint de sérieux se reflétait dans l’eau. Il se mit alors à parler, et on aurait dit que c’était à son reflet qu’il s’adressait.
— Tu es toujours très séduisante, tu sais. J’espère que tu te sens dûment flattée.
Elle continua de se sécher.
— Je suis trop vieille pour les flatteries, Zakalwe.
— Tu parles !
Il éclata de rire, et la surface se rida devant sa bouche. Il fronça très fort les sourcils et, lentement, plongea les mains dans l’eau.
Elle observa l’expression concentrée qui se peignit sur ses traits tandis que ses bras se glissaient de plus en plus profondément sous la surface, prolongés par leur propre reflet.
Il sourit à nouveau et plissa les yeux ; ses mains s’immobilisèrent. Ses bras étaient à présent tout entiers sous l’eau. Il se passa la langue sur les lèvres.
Alors il se propulsa en avant, poussa un cri de joie puis sortit de l’eau ses mains arrondies en coupe et vint la retrouver au pied des rochers où elle s’était installée. Il arborait un sourire éclatant. Il lui tendit ses mains jointes. Elle y vit un petit poisson qui jetait mille feux, bleu, vert, rouge et or, une tache de lumière mouvante qui se tortillait entre ses doigts. Son front se barra d’un pli et elle se laissa de nouveau aller contre la paroi rocheuse.
— Et maintenant, tu vas le remettre où tu l’as trouvé, Chéradénine, et dans l’état où tu l’as trouvé.
Les traits de l’homme se décomposèrent, et Sma parut sur le point d’ajouter quelque chose de plus gentil, mais à ce moment-là elle vit son visage s’éclairer à nouveau et il rejeta le poisson dans l’eau.
— Qu’est-ce que tu croyais ? fit-il en venant prendre place à côté d’elle.
Elle dirigea son regard vers le large. Le drone était un peu plus loin sur la plage, à dix mètres derrière eux environ. Elle lissa le fin duvet noir qui tapissait ses avant-bras jusqu’à l’aplatir complètement.
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