Il but une gorgée.
— Et les humanoïdes, c’est le moyen qu’a trouvé la galaxie de se débarrasser de tout cet alcool.
— Je commence à comprendre, maintenant, acquiesça-t-elle d’un air sérieux. (Elle lui jeta un regard inquisiteur.) Et qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ? Pas déclencher une guerre, j’espère ?
— Non, je suis en permission. J’essaie de les semer ; c’est pour ça que j’ai choisi cette planète.
— Vous allez rester longtemps ?
— Jusqu’à ce que je m’ennuie.
— Et à votre avis, ça va prendre combien de temps ? interrogea-t-elle avec un sourire.
— Ma foi, dit-il en lui souriant à son tour, je n’en sais rien.
Il reposa son verre. Elle vida le sien. Il tendit la main pour actionner à nouveau la sonnerie, mais elle fut plus rapide.
— C’est ma tournée, déclara-t-elle. La même chose ?
— Non, répliqua-t-il. Quelque chose de tout à fait différent cette fois-ci, je crois.
Quand il essayait de rationaliser son amour, de ranger dans des cases tout ce qui l’attirait chez elle, il commençait toujours par les généralités – sa beauté, son attitude devant la vie, sa créativité –, mais lorsqu’il considérait la journée qui venait de s’écouler ou, plus simplement, quand il la regardait, il s’apercevait que tel geste isolé, tel mot qu’elle prononçait, tel pas qu’elle faisait, tel petit mouvement des yeux ou de la main pouvaient finalement prétendre à la même importance. Alors il baissait les bras et se consolait en se rappelant une chose qu’elle lui avait dite : on ne peut aimer ce que l’on comprend pleinement. L’amour, soutenait-elle, était un procès, non un état. Figé, l’amour s’étiolait. Lui n’en était pas aussi sûr ; grâce à cette femme, il avait découvert en lui une sérénité limpide dont il ne soupçonnait pas l’existence.
Le talent – voire le génie – de Shéas avait également joué un rôle. Cette faculté d’être autre chose que l’objet de son amour, de présenter au monde un visage totalement différent, tout cela ajoutait encore à son incrédulité déjà grande. Shéas était conforme à la connaissance qu’il avait d’elle ici et maintenant : achevée, inépuisable et sans limites ; pourtant, quand ils seraient tous deux morts (incidemment, il se sentait à nouveau capable d’envisager sans crainte sa propre disparition), il y aurait au bas mot une planète entière – et peut-être un grand nombre de civilisations – pour voir en elle un être fondamentalement autre : la poétesse, la forgeuse de séries de sens qui n’étaient pour lui que des mots sur une feuille, des titres qu’elle mentionnait parfois.
Un jour, disait-elle, elle écrirait un poème sur lui, mais le moment n’était pas encore venu. Il pensait que Shéas attendait de lui le récit de sa vie, mais il lui avait déjà dit qu’il serait à jamais incapable de le lui raconter. Il n’avait pas besoin de se confesser à elle ; c’était inutile. Elle l’avait d’ores et déjà soulagé d’un grand poids, même s’il ne savait toujours pas très bien de quelle manière. Les souvenirs sont des interprétations, non des vérités, affirmait-elle, et la pensée rationnelle est une faculté instinctive comme les autres.
Il sentait la polarisation de son esprit suivre un lent processus de guérison qui l’accordait à celui de Shéas et alignait tous ses préjugés, toutes ses vanités sur cet aimant naturel qu’était l’image qu’elle lui présentait.
Elle l’aidait, et elle l’ignorait. Elle le remettait en état, elle rattrapait au fond de lui une chose qu’il y avait si profondément enfouie qu’il l’avait crue perdue à jamais, et elle tirait dessus pour la faire remonter. Aussi était-ce peut-être là qu’il fallait chercher la cause de son étourdissement ; dans l’effet que cette personne particulière avait sur ses souvenirs, des souvenirs si atroces qu’il s’était depuis longtemps résigné à ce qu’ils gagnent en intensité à mesure qu’il avançait en âge. Or, au contraire elle les déconnectait, tout naturellement, elle les coupait de lui, elle en faisait de petits paquets qu’elle jetait au loin, et tout cela sans même s’en rendre compte, sans avoir la moindre idée de l’ampleur de l’influence qu’elle exerçait sur lui.
Il la serrait dans ses bras.
— Quel âge as-tu ? lui avait-elle demandé tandis qu’approchait l’aube de cette première nuit.
— Je suis plus vieux et plus jeune que toi.
— Merde aux énigmes ! Réponds.
Il grimaça dans le noir.
— Eh bien… Combien de temps vit-on, ici ?
— Je ne sais pas. Mettons quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans.
Il dut se remémorer la longueur de leur année. Ça n’était pas trop différent.
— Eh bien, j’ai… à peu près deux cent vingt ans, cent dix ans, et trente ans.
Elle émit un petit sifflement, et il sentit sa tête bouger sur son épaule.
— On a le choix, alors.
— Si on veut. Je suis né il y a deux cent vingt années, j’en ai vécu cent dix et, physiquement, j’en ai environ trente.
Elle rit, et son rire venait du plus profond de sa gorge. Il sentit ses seins effleurer son torse tandis qu’elle se hissait sur lui.
— Alors je suis en train de baiser avec un vieux de cent dix ans ? s’enquit-elle d’un ton amusé.
Il posa ses mains au creux des reins de Shéas ; la peau y était lisse et fraîche.
— Eh oui ! Super, non ? Tous les avantages de l’expérience sans les…
Elle descendit vers lui et l’embrassa.
Il posa la tête sur l’épaule de Shéas et serra la jeune femme contre lui. Elle remua dans son sommeil et changea également de position, l’entourant de ses bras et l’attirant à elle. Il huma la peau de son épaule, inspirant l’air qui avait été au contact de sa chair et qui portait son arôme, parfumé sans l’être, uniquement chargé de son odeur à elle. Il ferma les yeux pour se concentrer entièrement sur cette sensation. Puis il les rouvrit, s’imprégna une nouvelle fois du spectacle de sa compagne endormie et, rapprochant sa tête de la sienne, tira la langue pour la passer sous le nez de la jeune femme afin de percevoir son souffle, tant il avait besoin de sentir de manière concrète le fil ténu de son existence. Le bout de sa langue et cet imperceptible creux, entre les lèvres et le nez de Shéas, présentaient des convexités et concavités qui s’adaptaient si bien ensemble qu’on les aurait crues conçues les unes pour les autres.
Les lèvres de la jeune femme s’entrouvrirent, puis se refermèrent ; elles se pressèrent l’une contre l’autre, latéralement, et elle fronça le nez en dormant. Il observa tout cela avec un secret ravissement, fasciné comme un enfant qui joue à cache-cache avec un adulte, lorsque celui-ci ne cesse de se dissimuler derrière la tête du berceau.
Elle dormait toujours. Il reposa sa tête sur le drap.
À l’aube grise de ce premier matin, immobile, il l’avait laissée inspecter minutieusement son corps.
— Que de cicatrices, Zakalwe, fit-elle en secouant la tête et en dessinant des lignes sur sa poitrine.
— Il faut toujours que je me bagarre, admit-il. Je pourrais demander qu’on les fasse disparaître complètement, mais… elles sont un bon moyen de… ne pas oublier.
Elle posa son menton sur la poitrine du jeune homme.
— Allez, reconnais qu’en fait, ça te plaît de les montrer aux filles.
— Il y a de ça aussi.
— Celle-là est drôlement inquiétante, en admettant que tu aies le cœur au même endroit que nous… puisque c’est le cas de tout le reste.
Elle suivit du bout du doigt une petite marque toute plissée qui jouxtait un de ses mamelons. Elle le sentit alors se contracter et leva les yeux. Il y avait dans le regard de cet homme une lueur qui la fit frémir. Brusquement, il avait l’air aussi vieux qu’il prétendait l’être, et peut-être même plus. Elle se redressa et passa une main dans ses cheveux.
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