Mais c’était comme si tout cela arrivait à quelqu’un d’autre.
Lorsque survint le formidable bruit et que le gigantesque roc noir et sculpté atterrit au centre du village – juste après que l’offrande-du-ciel eut été séparée de son corps, et qu’elle eut donc rejoint les airs –, tous se mirent à courir de-ci, de-là dans la brume qui se dissipait, afin de fuir la lumière et le fracas qui l’accompagnait. Puis on se rassembla en gémissant près du trou d’eau.
Une cinquantaine de battements de cœur à peine, et la forme sombre réapparut au-dessus du village ; elle se profilait indistinctement à travers les écharpes de brume, de plus en plus minces à mesure qu’on montait vers le ciel. Cette fois-ci elle ne rugit pas mais s’éloigna à toute vitesse dans un bruit comparable à une rafale de vent, puis rapetissa jusqu’à disparaître entièrement.
Le chaman envoya son apprenti voir ce qui se passait ; tremblant, le gamin s’enfonça dans la brume. Il revint sain et sauf, et le chaman ramena au village ses ouailles toujours terrifiées.
Le corps de l’offrande-du-ciel pendait toujours, inerte, contre son cadre de bois, au sommet du tertre. Mais la tête, elle, avait disparu.
Après avoir beaucoup psalmodié, écrasé des entrailles, identifié des formes dans la brume et connu trois transes successives, le prêtre et son apprenti décrétèrent qu’il s’agissait d’un bon présage, mais aussi d’un avertissement. On sacrifia un animal-viande appartenant à la famille de la fille qui avait laissé tomber la tête de l’offrande-du-ciel, et on plaça à sa place la tête de la bête dans le pot de terre.
— Dizzy ! Alors, comment vas-tu ?
Il lui prit la main et l’aida à se hisser depuis le toit du module, qui venait juste de faire surface, jusque sur la jetée. Puis il la prit dans ses bras.
— C’est bon de te revoir ! ajouta-t-il en riant.
Sma posa les mains sur les hanches de l’homme et les lui tapota doucement ; elle se rendait compte qu’elle n’avait pas très envie de lui rendre son étreinte. Il ne parut pas le remarquer.
Il la lâcha enfin et baissa les yeux sur le drone, qui sortait à ce moment-là du module.
— Et voilà Skaffen-Amtiskaw ! Ils vous laissent donc encore sortir sans surveillance ?
— Bonjour, Zakalwe, fit le drone.
Ce dernier passa un bras autour de la taille de Sma.
— Viens jusqu’à la baraque ; on va déjeuner.
— Entendu, répondit-elle.
Ils longèrent la petite jetée en planches et empruntèrent un chemin dallé qui traversait la bande de sable et pénétrait ensuite sous l’ombre des arbres. Ceux-ci étaient bleus ou pourpres et terminés par d’énormes houppes de couleur sombre qui, bercées par une brise tiède et intermittente, se détachaient sur un ciel bleu pâle. Le sommet de leurs troncs blanc argenté exhalait de délicats parfums. Deux ou trois fois, comme ils croisaient des gens sur le sentier, le drone s’éleva à la hauteur des cimes.
L’homme et la femme marchèrent entre les arbres, traversant des aires dégagées et baignées de soleil, jusqu’à parvenir au bord d’une vaste étendue d’eau où frémissait le reflet d’une vingtaine de bungalows ; un petit océavion aux courbes élégantes se balançait contre une jetée de bois. Ils passèrent entre les cabanes, gravirent les quelques marches qui menaient à une terrasse donnant sur le lac et sur l’étroit chenal qui en partait pour rejoindre ensuite le lagon, du côté opposé de l’île.
La cime des arbres tamisait la clarté du soleil ; les ombres glissaient çà et là sur la véranda, ainsi que sur la petite table et les deux hamacs.
Il fit signe à Sma de s’installer dans l’un ; une domestique apparut et il commanda un déjeuner pour deux. Une fois qu’elle se fut éclipsée, Skaffen-Amtiskaw redescendit des hauteurs et se stabilisa sur le rebord du mur de la véranda, côté lac. Sma prit précautionneusement place dans le hamac.
— Est-il vrai que tu possèdes cette île, Zakalwe ?
— Hum…
Le jeune homme jeta autour de lui un regard apparemment hésitant.
— Oui, oui, en effet.
D’un coup de pied, il se débarrassa de ses sandales. Puis il s’affala dans le second hamac et le laissa se balancer. Ensuite, il saisit une bouteille qui se trouvait par terre et se mit à emplir par à-coups, à chaque oscillation du hamac, les deux verres posés sur la table. Cela fait, il accrut l’amplitude du balancement afin de pouvoir remettre son verre à Sma.
— Merci.
Il sirota sa boisson et ferma les yeux. Elle regarda le verre qu’il maintenait des deux mains sur sa poitrine et observa le mouvement alterné du liquide léthargique, couleur brun pupille. Puis son regard remonta jusqu’au visage de Zakalwe et ne le trouva guère changé ; les cheveux étaient un peu plus foncés que dans son souvenir ; tirés en arrière, ils découvraient un front large et hâlé et étaient coiffés en queue de cheval. Il paraissait plus en forme que jamais. Naturellement, il n’avait pas pris une ride : en guise de récompense pour la dernière mission dont il s’était acquitté, on avait stabilisé son âge.
Ses lourdes paupières se rouvrirent lentement et il rendit son regard à Sma. Un sourire se dessina progressivement sur ses lèvres. Elle crut remarquer que ses yeux avaient vieilli. Mais elle pouvait se tromper.
— Alors, commença-t-elle, on se livre à certains petits jeux, ici, paraît-il.
— Que veux-tu dire, Dizzy ?
— On m’envoie te chercher. Ils veulent te confier une nouvelle mission. Comme tu l’as certainement deviné, je te prie de me dire si je suis oui ou non en train de perdre mon temps. Je ne suis pas d’humeur à faire des pieds et des mains pour essayer de te persuader de…
— Dizzy ! s’exclama-t-il d’un ton offensé. (D’un seul mouvement, il dégagea ses jambes du hamac et reposa les pieds par terre. Puis il lui adressa un sourire persuasif.) Épargne-moi ce genre de chose, je t’en prie. Bien sûr que tu n’es pas en train de perdre ton temps. J’ai déjà fait mes bagages.
Il la regarda, rayonnant. Avec son visage bronzé à l’expression franche et souriante, on aurait dit un enfant aux anges. Elle lui retourna un regard mêlé de soulagement et d’incrédulité.
— Alors pourquoi nous as-tu fait tourner en rond ?
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, fit-il d’un air innocent en s’installant à nouveau dans le hamac. Il fallait que je vienne jusqu’ici dire au revoir à une amie très chère, c’est tout. Mais maintenant, je suis prêt à partir. Qu’est-ce qui se passe ?
Sma le regarda bouche bée. Puis elle se retourna vers le drone.
— On y va tout de suite ?
— Inutile, répondit Skaffen-Amtiskaw. D’après le trajet du VSG, vous avez deux heures à passer ici avant de remonter à bord du Xénophobe ; il est capable de rattraper le Quoi en une trentaine d’heures.
La machine pivota pour regarder l’homme en face.
— Mais il nous faut une garantie. Il y a un VSG d’une tératonne, avec vingt-huit millions de personnes à bord, qui fonce actuellement vers nous ; s’il doit passer par ici, il faut d’abord qu’il ralentisse, et donc qu’il ait une certitude. Vous venez avec nous, c’est décidé ? Cet après-midi même ?
— Drone, je viens de vous le dire. Je suis prêt.
Il se pencha vers Sma.
— De quel genre de travail s’agit-il, au fait ?
— Vœrenhutz, l’informa-t-elle. Tsoldrin Beychaé.
Il eut un sourire radieux qui dévoila des dents étincelantes.
— Ce vieux Tsoldrin n’est donc pas encore six pieds sous terre ? Ma foi, ça me fera plaisir de le revoir.
— Il va falloir que tu le persuades de reprendre le collier.
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