Alors la lumière s’éteignit, et il se laissa sombrer avec gratitude, échappant à cet épouvantable son qui l’accusait.
De la lumière. Staberinde, énonçait une voix posée quelque part à l’intérieur du Staberinde. Ce n’est qu’un mot.
Le Staberinde. Le navire. Il se détourna de la lumière et s’enfonça à nouveau dans les ténèbres.
De la lumière. Des sons, aussi. Une voix. Qu’est-ce que j’étais en train de penser, voyons ? (Il se rappelait vaguement qu’il était question d’un nom, mais il s’empressa de refouler ce souvenir-là.) Oui, des funérailles. Des souffrances. Et puis le vaisseau. Il y avait un vaisseau. Ou plutôt, il y avait eu. Et il était peut-être encore là, pour ce qu’il en… Mais il y avait quelque chose à propos des funérailles. C’est ça, la raison de ta présence ici. C’est ce qui t’a embrouillé tout à l’heure. Tu t’es cru mort, mais en fait tu étais seulement vivant. Lui vint une vague réminiscence où il était question de bateaux, d’océans, de châteaux et de cités, mais ceux-ci ne se présentaient plus à son esprit.
Et voilà que survient le toucher, en provenance de là-bas, quelque part là-bas. Pas la douleur : le toucher. Deux choses bien différentes…
De nouveau cette sensation de contact. On aurait dit une main ; une main qui touchait son visage et y faisait naître une douleur nouvelle, mais cela restait un contact, indubitablement une main. Son visage lui faisait terriblement mal. Il devait être terriblement défiguré.
Où suis-je, déjà ? Accident. Funérailles. Fohls.
Accident. Oui, bien sûr, et je m’appelle…
Trop difficile.
Qu’est-ce que je fais, alors ?
Voilà qui est plus facile. Tu es un agent à la solde de la civilisation humanoïde la plus avancée – enfin, certainement la plus énergique – de la… Réalité ? (Non.) De l’univers ? (Non.) De la galaxie ? Oui, c’est ça, de la galaxie… et tu es venu les représenter à… à… un enterrement ; tu revenais à bord d’un avion minable ; on allait venir te chercher et t’emmener loin de tout ça, quand il s’est passé quelque chose dans l’avion. L’appareil s’était mis à… et il avait vu des flammes et… et puis il y avait eu cette jungle qui fonçait droit sur… puis plus rien, la douleur, plus rien que la douleur. Et des dérives, des flottements en dedans et en dehors de la conscience.
La main lui toucha de nouveau le visage. Cette fois-ci, on voyait quelque chose. Il songea que cela ressemblait à un nuage, ou à la lune transparaissant à travers un nuage : invisible elle-même, mais irradiant sa clarté.
Les deux sont peut-être liés, se dit-il encore. Oui, voilà que ça recommence, et tiens ! Revoilà la sensation, la perception d’un contact ; la main à nouveau sur mon visage. Gorge, avaler, de l’eau ou un liquide quelconque. On est en train de te donner à boire. D’après la façon dont ça descend, on dirait qu’il y a… Oui, surélevé, je suis surélevé, pas sur le dos. Les mains, mes mains, elles sont… impression d’être à découvert, exposé, très vulnérable, nu.
Le fait de penser à son corps ramenait à lui la douleur. Il décida de laisser tomber. D’essayer autre chose.
Essaie l’accident. Tu reviens de l’enterrement, le désert se profile… non, ce sont des montagnes. Ou bien était-ce la jungle ? Il ne se rappelait pas. Où sommes-nous ? Dans la jungle, non… dans le désert, non… alors, où ? Sais pas.
Endormi, songea-t-il subitement. Tu dormais dans l’avion, c’était la nuit, et tu as tout juste eu le temps de te réveiller dans le noir et de voir les flammes, et tu as commencé à comprendre juste avant que la lumière n’explose dans ta tête. Après ça : la souffrance. Mais tu n’as vu aucun paysage venir vers toi, que ce soit doucement ou au contraire progressivement, pour la bonne raison qu’il faisait complètement noir.
Lorsqu’il revint à lui, tout avait changé. Il se sentait vulnérable, à la merci de n’importe quoi. Tandis que ses paupières s’ouvraient et qu’il essayait de se rappeler comment on faisait pour voir, il distingua progressivement des rais de lumière poussiéreux sur fond d’obscurité brunâtre, puis des pots de terre au pied d’un mur, fait de boue ou de terre lui aussi ; il y avait également un âtre de petite taille, au centre de la pièce, des lances dressées contre un mur, et encore des lames. Il contracta les muscles du cou afin de soulever la tête, et discerna quelque chose d’autre : le cadre de bois grossier auquel il était attaché.
Ce cadre avait la forme d’un carré à l’intérieur duquel se croisaient deux diagonales en X. Lui-même était nu, et ses pieds et ses mains étaient ligotés, chacun à un angle du cadre ; celui-ci était appuyé contre un mur selon un angle d’environ quarante-cinq degrés. Une solide ceinture de cuir maintenait fermement sa taille contre le croisement des deux branches du X, et son corps tout entier était souillé de sang et de traces de peinture.
Il laissa retomber sa tête.
— Oh, merde ! s’entendit-il gémir.
Il n’aimait pas du tout ce qu’il venait d’entrevoir.
Mais où était donc la Culture ? Ils auraient dû venir à la rescousse ; c’était leur boulot. Il se salissait les mains à leur place, et eux s’occupaient de lui. C’était le marché qu’ils avaient conclu. Alors où étaient-ils, bon sang ?
La douleur revint, partout à la fois ; c’était comme une amie de longue date, à présent. La contraction des muscles de son cou lui avait fait mal ; il avait aussi mal à la tête (traumatisme crânien ?), le nez fracturé, des côtes brisées ou fêlées, un bras et les deux jambes cassées. Peut-être avait-il également subi des traumatismes internes ; il avait mal aussi dans le ventre. En fait, c’était même là qu’il avait le plus mal. Il se sentait tout boursouflé et rempli de matières en putréfaction.
Merde, se dit-il à nouveau, si ça se trouve je suis en train de crever.
Il bougea la tête et grimaça aussitôt (la douleur s’y déversa comme si, autour de sa peau, une enveloppe protectrice venait de se fendre sous l’effet du mouvement) ; puis il examina les cordes qui l’attachaient au cadre de bois. La traction n’était pas très indiquée en cas de fracture, songea-t-il avec un petit rire très bref (à la première contraction des muscles de l’abdomen, une pulsation douloureuse naquit au niveau de ses côtes, comme si elles étaient chauffées au rouge).
Des sons lui parvinrent : des voix fortes qui s’élevaient au loin, des enfants qui piaillaient, le cri d’un quelconque animal.
Il ferma les yeux, mais les sons ne se firent pas plus distincts. Il les rouvrit. Le mur était en terre, et il se trouvait probablement en dessous du niveau du sol, à en juger par les grosses racines sectionnées qui pointaient un peu partout autour de lui. L’éclairage était fourni par deux puits de lumière verticaux laissant passer deux rayons de soleil légèrement inclinés. Le soleil frappait directement le sol ; on était donc… aux environs de midi, aux environs de l’équateur. Sous terre, songea-t-il à nouveau. L’idée le rendait malade. Il serait pratiquement impossible à localiser. Il se demanda si son avion avait beaucoup dévié de son itinéraire avant de s’écraser, et s’il se trouvait actuellement très loin du site de l’accident. Mais à quoi bon s’inquiéter ?
Que pouvait-il voir d’autre autour de lui ? Des bancs grossièrement taillés. Un coussin en grosse toile, de forme irrégulière. À le voir, on sentait que quelqu’un s’y était assis pour le regarder. Sans doute le propriétaire de la main qu’il avait sentie, s’il ne l’avait pas inventée de toutes pièces. Pas de feu dans le foyer de pierres circulaire, juste au-dessous d’une des ouvertures du plafond. Il y avait bien des lances contre un mur, ainsi que d’autres objets apparemment offensifs abandonnés çà et là. Mais ce n’étaient pas des armes guerrières : plutôt des accessoires rituels ou servant à la torture. À ce moment-là il capta une odeur atroce, sut que c’était celle de la gangrène, et sut qu’elle venait de lui.
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