Sma regarda la machine. Les champs de Skaffen-Amtiskaw affichaient une délicate teinte pourpre annonçant la contrition.
— Sma, cet… homme… a complètement merdé la dernière fois ; nous avons perdu cinq ou six millions d’individus dans cette histoire, et tout ça parce qu’il n’a pas voulu sortir du Palais d’Hiver pour arranger les choses. Si je te montrais certaines des scènes d’horreur qui se sont déroulées là-bas, tes cheveux en blanchiraient d’un seul coup. Et maintenant, c’est ici qu’il est sur le point de déclencher une catastrophe majeure. Depuis qu’il lui est arrivé ce qui lui est arrivé sur Fohls – depuis qu’il essaie de jouer les humanistes –, ce type est une véritable catastrophe ambulante. En admettant qu’on réussisse à le retrouver et à l’emmener jusqu’à Vœrenhutz, je me demande avec inquiétude quel chaos il va bien pouvoir semer là-bas. Cet homme porte la poisse. Oublions la disparition de Beychaé ; c’est en organisant celle de Zakalwe qu’on rendrait un fier service à tout le monde.
Sma fixa un point situé au centre de la bande réceptrice du drone.
— Un, commença-t-elle, on ne parle pas de vies humaines comme s’il s’agissait de phénomènes accessoires. (Elle inspira à fond.) Deux : tu te rappelles ce massacre, dans la cour de l’auberge ce jour-là ? poursuivit-elle calmement. Les types qui passaient à travers les murs, tes missiles-couteaux déchaînés ?
— Un : désolé d’avoir choqué ta sensibilité de mammifère ; deux : me permettras-tu jamais d’oublier, Sma ?
— Tu te souviens de ce que je t’ai prédit si jamais tu recommençais ?
— Sma, répondit le drone avec lassitude, si tu sous-entends sérieusement que j’ai l’intention de tuer Zakalwe, je te rassure tout de suite ; ne sois pas grotesque.
— Souviens-toi, c’est tout. (Elle contempla le panorama qui se déroulait lentement sur l’écran.) Nous avons reçu des ordres.
— Nous avons adopté d’un commun accord une certaine ligne de conduite, Sma. Mais pas reçu d’ordres, si tu te souviens bien.
Sma acquiesça.
— D’un commun accord, oui. On enlève le sieur Zakalwe, on l’emmène à Vœrenhutz. Et si on doit se trouver en désaccord à un moment donné, tu peux toujours aller voir ailleurs. On m’assignera un autre drone offensif, voilà tout.
Skaffen-Amtiskaw attendit une seconde avant de répondre. Puis :
— Sma, je crois que tu ne m’as encore jamais rien dit d’aussi vexant… et pourtant, j’en ai entendu ! Mais je crois que je vais faire comme si de rien n’était ; nous sommes tous les deux éprouvés en ce moment. Mes actes parleront pour moi. Comme tu l’as dit, on embarque ce fouteur de merde à l’échelle planétaire et on le lâche sur Vœrenhutz. Néanmoins, si notre petit voyage sous-marin dure trop longtemps, l’affaire nous sera retirée des mains – ou des champs, selon le cas – et Zakalwe se réveillera à bord du Xénophobe ou de l’UCG en se demandant ce qui lui arrive. Nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre et voir. (Là, le drone marqua une pause. Puis :) Finalement, c’est peut-être vers ces fameuses îles équatoriales que nous nous dirigeons, on dirait. Zakalwe en possède la moitié.
Sma hocha la tête en silence, les yeux rivés au lointain sous-marin qui se glissait entre les eaux de l’océan. Au bout d’un moment, elle se gratta le bas-ventre et se retourna vers le drone.
— Tu es sûr de ne rien avoir enregistré pendant ce… euh, cette espèce d’orgie, l’autre soir, à bord du Xénophobe ?
— Sûr et certain.
Elle se retourna vers l’écran en fronçant les sourcils.
— Ah bon. Dommage.
Le sous-marin resta neuf heures immergé, puis refit surface à proximité d’un atoll ; un canot gonflable rejoignit le rivage. Sma et le drone virent une unique silhouette traverser la plage de sable doré inondée de soleil en direction d’un ensemble de bâtiments peu élevés : un hôtel exclusivement réservé à la classe dirigeante du pays qu’il venait de quitter.
— Que fait Zakalwe ? s’enquit Sma au bout d’une dizaine de minutes.
Le sous-marin avait replongé dès qu’il avait récupéré son canot, puis repris le chemin de son port de départ.
— Il fait ses adieux à une jeune fille, soupira le drone.
— Ah bon ? C’était ça ?
— C’est manifestement la seule raison de sa présence ici.
— Merde alors ! Il n’aurait pas pu prendre l’avion ?
— Mmm… Non. Pas de piste d’atterrissage. Et de toute façon, nous sommes ici dans une zone démilitarisée relativement sensible ; tous les vols non signalés à l’avance sont formellement interdits, et le prochain océavion ne passe que dans deux jours. Le sous-marin était donc le moyen le plus rapide de…
Le drone s’interrompit.
— Skaffen-Amtiskaw ? s’enquit Sma.
— Eh bien, reprit lentement le drone, la catin en question vient de pulvériser un grand nombre de bibelots, ainsi qu’un ou deux meubles de grande valeur, avant de courir s’enfermer dans sa chambre, en larmes… À part ça, Zakalwe vient de s’asseoir au beau milieu du salon, une copieuse rasade d’alcool à la main, et de dire (je cite) : « Bon. Sma, si c’est toi, viens par ici qu’on discute. »
Sma reporta son attention sur l’écran, qui affichait une vue du petit atoll dont l’îlot central s’étendait, compact et verdoyant, sous les verts et les bleus vibrants de l’océan et du ciel.
— Tu sais, déclara-t-elle, je crois que je lui réglerais volontiers son compte.
— Tu n’es pas la seule. On fait surface ?
— OK. Allons rendre une petite visite à ce salaud.
De la lumière. Un peu. Pas beaucoup. Air irrespirable et partout la douleur. Il aurait voulu crier, se contorsionner, mais ne pouvait ni trouver son souffle ni remuer quoi que ce soit. Un puits d’ombre dévastatrice se creusa en lui, exterminant toute pensée. Il perdit conscience.
De la lumière. Un peu. Pas beaucoup. Il avait également conscience d’avoir mal, mais en un sens cela ne lui paraissait pas important. La souffrance, il la voyait différemment à présent. Oui, il suffisait de la voir autrement. Il se demanda d’où lui venait cette idée, puis crut se rappeler qu’on la lui avait enseignée.
Tout était métaphore ; toute chose était aussi autre chose qu’elle-même. La douleur, par exemple, était un océan ; un océan sur la surface duquel il allait à la dérive. Son corps était une cité, son esprit une citadelle. Entre les deux, toutes les communications étaient coupées, mais dans le donjon qu’était sa pensée il avait encore de l’énergie. La facette de sa conscience qui lui affirmait que la douleur ne faisait pas mal était comme… comme… Aucune comparaison ne lui venait. Comme un miroir magique, peut-être.
Tandis qu’il réfléchissait à la question, la lumière s’affaiblit et il glissa à nouveau dans les ténèbres.
De la lumière. Un peu (il en était déjà parvenu à ce stade, non ?). Pas beaucoup. Apparemment, il ne se trouvait plus dans le donjon de son propre esprit ; il était dans une barque chahutée par la tempête, une barque qui faisait eau. Des images dansaient devant ses yeux.
La lumière s’aviva progressivement, jusqu’à en devenir presque douloureuse. Il fut brusquement saisi de terreur, car il lui sembla qu’il était embarqué pour de vrai dans un bateau qui prenait l’eau, filant cahin-caha dans un concert de craquements sur un océan noirâtre et bouillonnant, face au vent hurlant de la bourrasque ; mais voilà que la lumière revenait, quelque part au-dessus de sa tête ; pourtant, lorsqu’il s’efforça de distinguer sa main ou la petite embarcation, il ne vit rien du tout. La lumière lui arrivait droit dans les yeux, mais elle n’éclairait rien d’autre. Cette idée l’emplit de terreur ; la barque essuya une vague et il sombra à nouveau dans un océan de douleur, une douleur ardente qui suintait par chacun de ses pores. Quelque part, une main bénie appuya sur un interrupteur, il glissa sous la surface, au sein des ténèbres, du silence et… de l’absence de douleur.
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