Il se sentit à nouveau partir, sans savoir s’il glissait dans le sommeil ou dans l’inconscience proprement dite, mais espérant que l’un ou l’autre l’absorberaient, au choix, car c’était plus qu’il n’en pouvait endurer. Alors entra la jeune fille. Elle tenait à la main une cruche, qu’elle posa par terre avant de relever les yeux sur lui. Il essaya de parler, mais en vain. Peut-être n’avait-il en fait produit aucun son un peu plus tôt, quand il avait cru prononcer le mot « Merde ». Il regarda la jeune fille et s’efforça de sourire.
Elle s’en alla.
Il se sentit quelque peu réconforté. La visite d’un homme aurait été de mauvais augure, mais une fille… cela signifiait que la situation n’était pas désespérée, après tout. Peut-être.
La fille revint avec une cuvette remplie d’eau et entreprit de le laver en frottant pour faire disparaître le sang et la peinture. Cela lui fit un peu mal. Ainsi qu’il était prévisible, rien ne se passa quand elle nettoya ses parties génitales ; pour la forme, il aurait tout de même aimé montrer signe de vie.
Il tenta encore de parler, mais toujours sans succès. La fille le laissa boire un peu d’eau dans un bol et il réussit à proférer un son rauque, mais inarticulé. Elle disparut à nouveau.
La fois suivante, elle revint en compagnie de plusieurs hommes dont l’étrange accoutrement se composait de plumes, de peaux et d’ossements, ainsi que d’une armure formée de plaques de bois corsetées de boyaux séchés. Ils avaient aussi le corps peint, et apportaient des pots et des bâtonnets dont ils se servirent pour le peinturlurer à nouveau.
Une fois leur travail terminé, ils reculèrent d’un pas. Il avait envie de leur dire que le rouge ne lui allait pas, mais rien ne sortit de sa gorge. Il se sentit tomber, là-bas, loin, dans les ténèbres.
Quand il reprit ses sens, il était en mouvement.
On avait soulevé le cadre auquel il était attaché, et on l’avait fait sortir de l’obscurité. Il était maintenant face au ciel. Une clarté aveuglante lui meurtrissait les yeux, il avait les narines et la bouche pleines de poussière, la tête pleine d’exclamations et de cris. Il se sentit trembler comme en proie à la fièvre ; chaque mouvement arrachait un cri de douleur à ses membres fracassés. Il voulut crier, lever la tête pour voir ce qui l’entourait, mais il n’y avait que du bruit et de la poussière. Son ventre lui faisait encore plus mal ; sur l’abdomen, sa peau était tendue à craquer.
Puis il se retrouva de nouveau en position verticale, avec le village à ses pieds. Un petit village composé de tentes, de quelques huttes d’argile et d’osier, et d’une série de trous creusés dans le sol. Semi-désertique ; une végétation broussailleuse d’espèce indéterminée – aplatie par piétinement dans l’enceinte du village proprement dit – se perdait rapidement, au-delà des limites, dans une brume à l’éclat jaunâtre. Le soleil bas sur l’horizon était à peine visible. Le prisonnier ne sut si c’était l’aube ou bien le crépuscule.
Ce qu’il voyait, en revanche, c’étaient les gens. Ils étaient tous là, devant lui ; lui-même se trouvait sur un monticule, son cadre attaché à deux grands épieux, et les autres se tenaient en bas, à genoux, tête baissée. Il y avait de tout jeunes enfants dont la tête était maintenue en position inclinée par les adultes agenouillés à côté d’eux, des vieillards qui, sans le soutien de leurs voisins, se seraient écroulés, et des représentants de toutes les tranches d’âge intermédiaires.
Devant lui marchaient trois personnes : la jeune fille, encadrée par deux des hommes qu’il avait déjà vus. Ceux-ci s’agenouillèrent vivement, puis se relevèrent et firent un geste bien précis. La fille ne bougea pas ; son regard ne quittait pas un point situé entre les deux yeux du prisonnier. Elle était à présent vêtue d’une longue robe rouge vif ; il ne se rappelait pas comment elle était habillée plus tôt. Un des hommes tenait un grand pot en terre, l’autre un long sabre à large lame incurvée.
— Hé ! énonça-t-il d’une voix rauque.
Et ce fut tout ce qu’il réussit à dire. La douleur devenait insupportable ; la station verticale n’était pas faite pour soulager ses membres brisés.
Il eut l’impression que, sans cesser de psalmodier, les villageois tournoyaient autour de sa tête ; les rayons du soleil tanguaient et viraient, et les trois êtres qui se tenaient devant lui devinrent une multitude vacillante apparaissant et disparaissant alternativement dans la brume et la poussière qui s’étendaient sous ses yeux.
Mais où était donc la Culture ?
Un rugissement terrible s’éleva dans sa tête et le soleil, cette lueur diffuse perçant la brume, s’anima de pulsations. D’un côté scintillait le sabre, de l’autre luisait le pot en terre. La fille, debout juste en face de lui, le saisit par les cheveux.
Le rugissement lui emplissait les oreilles, et il n’aurait su dire s’il était en train de hurler. À sa droite, l’homme leva le sabre.
Tenant toujours ses cheveux, la fille tira d’un coup sec, l’obligeant à détacher sa tête du cadre. Il cria de toutes ses forces, couvrant le vacarme, sentant crisser ses os brisés. Il fixa des yeux la poussière qui maculait le bas de la robe de la fille.
Espèce de salauds ! songea-t-il, sans savoir très bien, à ce moment-là, de qui il voulait parler.
Il réussit à proférer une unique syllabe :
— Él… !
Puis la lame mordit dans son cou.
Le nom mourut sur ses lèvres. Tout venait de prendre fin, et pourtant, tout continuait.
Nulle souffrance. Le rugissement s’était même atténué. Il regardait, en bas, le village et les villageois prosternés. Son champ de vision bascula brusquement ; il sentait toujours la racine de ses cheveux lui tirailler la peau du crâne. On était en train de le faire tourner sur lui-même.
Le sang ruisselait sur la poitrine d’un corps flasque et sans tête.
Cette chose, c’était moi ! songea-t-il. Moi !
On le fit encore une fois tourner sur lui-même ; l’homme au sabre essuyait à l’aide d’un chiffon le sang qui maculait sa lame. L’autre tendait son pot de terre vers le décapité, le couvercle dans l’autre main, en s’efforçant d’éviter son regard fixe. Alors c’est à ça qu’il sert, songea-t-il. Sa stupéfaction l’emplit d’un calme étrange. Puis le rugissement parut regagner de la puissance, avant de décroître tout aussi vite. Son champ de vision se teinta de rouge. Il se demanda combien de temps cela allait durer. Combien de temps le cerveau pouvait-il survivre sans apport d’oxygène ?
Maintenant je suis vraiment deux, se dit-il en se souvenant, les yeux clos.
Alors il pensa à son cœur, qui avait désormais cessé de battre, et ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte. Il voulut pleurer, mais n’y réussit pas, car il avait fini par la perdre, elle, au bout du compte. Un autre nom surgit dans son esprit : Dar…
Le rugissement déchira les cieux. Il sentit la fille relâcher son étreinte. L’effroi qui se lisait sur le visage du jeune homme, celui qui tenait le pot, était presque comique. Dans l’assistance, quelques personnes levèrent les yeux ; le rugissement devint un cri, un brusque déplacement d’air fouetta la poussière et fit chanceler la jeune fille qui le tenait ; une forme noire passa en trombe au-dessus du village.
Un peu tard, s’entendit-il penser avant de sombrer.
Il y eut encore du bruit pendant une seconde ou deux – des cris, peut-être –, puis quelque chose heurta violemment sa tête et il se retrouva en train de rouler sur le sol, la bouche et les yeux pleins de poussière… Mais toutes ces choses ne présentaient désormais plus guère d’intérêt pour lui, et il fut heureux de laisser les ténèbres l’engloutir. Peut-être le ramassa-t-on, plus tard.
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