La crasse et la boue, le roi plein de puces. Pour avoir volé, on était mutilé ; pour avoir eu de mauvaises pensées, c’était la mort. Le taux de mortalité infantile était aussi astronomique que l’espérance de vie était faible, et les masses laborieuses, abominables, étaient inexorablement prises dans un écheveau conçu pour perpétuer la sombre domination de l’instruit sur l’ignorant (et le pire, c’était encore l’aspect structurel de tout cela, la répétition et, en une foule d’endroits différents, les variations multiples et variées sur un même thème, celui de la dépravation).
Ainsi cette fille, à laquelle on donnait le titre de princesse. Allait-elle mourir ? La guerre tournait en leur défaveur, il ne l’ignorait pas ; et la grammaire symbolique qui offrirait à cette fille la perspective du pouvoir si la situation se redressait exigerait en retour son sacrifice si tout s’écroulait autour d’eux.
Le rang réclamerait son tribut ; la révérence obséquieuse ou le coup de poignard vicieux, selon l’issue de ce combat.
Brusquement, il la vit vieille dans la lueur dansante du feu. Il la vit enfermée dans quelque oubliette gluante, attendant, espérant, grattant ses croûtes, le corps couvert de poux, vêtue de toile à sac, la tête rasée, les yeux sombres et vides, la peau à vif… Il la vit enfin escortée un jour de neige vers le mur où on la clouerait à force de flèches ou de balles, ou vers la lame glaciale de la hache à laquelle il lui faudrait faire face.
Mais peut-être était-ce une vision trop romantique. Peut-être y aurait-il plutôt une fuite éperdue vers un quelconque refuge, un exil solitaire et amer qu’elle passerait à devenir vieille et usée, sénile et stérile, à se remémorer indéfiniment des temps anciens de plus en plus auréolés de gloire, à présenter des requêtes vouées à l’échec, et à espérer le retour ; alors, inévitablement, elle deviendrait une chose inutile mais choyée, comme le voulait son conditionnement, mais sans jouir d’aucune des compensations que son éducation et son rang lui auraient permis d’escompter.
Tandis que l’envahissait la nausée, il vit qu’en fait cette fille ne signifiait rien. Elle n’était qu’un élément dépareillé dans le fil d’une autre histoire qui (avec ou sans l’impulsion discrète et soigneusement évaluée que lui donnait la Culture pour l’orienter dans ce qu’elle considérait comme la bonne direction) finirait de toute façon par aboutir à des temps moins difficiles permettant une vie meilleure pour le plus grand nombre. Mais pas pour elle, supputa-t-il ; pas pour l’instant.
Née vingt ans plus tôt elle aurait pu espérer faire un bon mariage, hériter de terres productives, avoir ses entrées à la cour et mettre au monde des fils robustes, des filles douées… Vingt ans plus tard, elle aurait sans doute trouvé un mari astucieusement commerçant, ou bien – dans l’improbable éventualité où cette société si sexiste prendrait si vite ce chemin-là – elle aurait fait sa vie par elle-même, que ce soit dans les milieux intellectuels, les affaires ou les bonnes œuvres, pourquoi pas.
Mais pour elle, le sort plus probable était la mort.
Dans la tour d’un immense château bâti sur un escarpement qui se détachait sur les plaines enneigées alentour, un château majestueux et assiégé, bourré à craquer de tous les trésors d’un empire… Et lui assis là, devant un feu de cheminée, en compagnie d’une jolie princesse toute triste… Autrefois, je rêvais de me retrouver dans une situation pareille. Je l’appelais de mes vœux, j’aurais donné n’importe quoi pour la vivre. Elle me paraissait être l’étoffe, l’essence même de la vie. Alors, pourquoi ce goût de cendre dans ma bouche ?
J’aurais dû rester sur cette plage, Sma. Peut-être qu’en fin de compte, je me fais un peu trop vieux pour tout ça.
Il se força à détourner son regard de la fille. Sma disait qu’il avait tendance à toujours se sentir trop concerné, et elle n’avait pas tout à fait tort. Il avait fait ce qu’on lui avait demandé ; il serait payé et, quand tout serait terminé, après tout, il lui resterait encore à tenter d’obtenir l’absolution pour une faute commise dans le passé. Livuéta, dis-moi que tu me pardonneras.
— Oh !
La princesse Neinte venait de remarquer la démolition du siège en sangbois.
— Eh oui, fit Keiver en s’agitant sur son trône, mal à l’aise. C’est… Euh… Eh bien… C’est moi, je le crains. Vous appartenait-il ? Ou à votre famille, peut-être ?
— Oh non ! Mais je le connaissais ; il était à mon oncle, l’archiduc. Il se trouvait dans son pavillon de chasse. Il y avait une énorme tête d’animal accrochée juste au-dessus. Je craignais toujours de m’y asseoir, parce que j’avais rêvé que la tête tomberait un jour ; une défense allait s’enfoncer en plein dans ma tête, et j’allais en mourir ! (Elle regarda les deux hommes tour à tour et émit un petit rire nerveux.) Comme j’étais bête, n’est-ce pas ?
— Ha ! fit Keiver. (Tandis que Zakalwe les regardait tous les deux, frissonnant. Et essayait de leur sourire.) Ma foi, reprit-il en riant, vous devez me promettre de ne rien dire à votre oncle, ou je ne serai plus jamais invité à ses chasses ! (Il rit encore plus fort.) Qui sait ? C’est peut-être ma tête à moi qui finirait accrochée au mur !
La fille poussa un petit glapissement et porta sa main à sa bouche.
(Il détourna les yeux, en proie à un nouveau frisson, puis jeta un bout de bois dans le feu ; il ne devait jamais se rendre compte que, loin d’être une bûche, ce qu’il venait de donner en pâture aux flammes était en fait un morceau du siège de sangbois.)
Sma avait comme l’impression que les équipages de vaisseaux étaient souvent dingues. En fait, elle avait comme l’impression que les vaisseaux eux-mêmes n’avaient pas non plus toute leur tête. Il n’y avait que vingt personnes à bord du piquet ultra-rapide Xénophobe, et Sma avait remarqué que, en règle générale, plus l’équipage était réduit, plus il se comportait bizarrement. Elle s’était donc attendue à ce que le personnel se révèle franchement cinglé avant même que le module ne pénètre dans le hangar du vaisseau.
— Atchoum !
Un jeune matelot éternua en s’abritant derrière sa main gauche et en tendant l’autre à Sma, qui descendait du module. Voyant son nez rouge qui coulait et ses yeux larmoyants, elle retira aussitôt la sienne.
— Aïs Disgarb, badabe Sma, fit-il, l’air vexé, sans cesser de renifler et de cligner les yeux. Bienvedue à bord.
Prudemment, Sma lui tendit à nouveau la main. Elle trouva celle du matelot brûlante.
— Merci, répondit-elle.
— Skaffen-Amtiskaw, ajouta le drone derrière elle.
— Enjandé, déclara le jeune homme avec un geste de la main.
Puis il tira de sa manche un petit morceau de tissu et s’en tamponna le nez et les yeux.
— Vous êtes sûr que ça va ? s’enquit Sma.
— Pas vraibent, don. J’ai un rhube. Si vous voulez bien be suivre, acheva-t-il en pointant un doigt de côté.
— Un rhume !
Sma hocha la tête, puis lui emboîta le pas. Il était en djellaba, on aurait dit qu’il sortait du lit.
— Oui, reprit le jeune homme en la conduisant à travers la foule de microaéros, satellites et appareils en tout genre embarqués à bord du Xénophobe, vers le fond du hangar. (Il éternua à nouveau et renifla.) C’est la mode à bord en ce bobent.
Suivant de près le matelot qui se faufilait entre deux modules garés très près l’un de l’autre, à ces mots Sma se retourna vivement vers Skaffen-Amtiskaw. Ses lèvres formèrent silencieusement le mot « Quoi ? », mais le drone se contenta de se dandiner sur place (ce qui était sa façon de hausser des épaules), MOI NON PLUS, afficha-t-il sur son champ-aura, en lettres grises sur fond rosé.
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