Il contempla le fouillis d’objets qui encombraient la pièce. Qu’avait-il à voir avec les imbéciles du genre de Keiver, avec ce fatras historique ? En bref, qu’avait-il à voir dans tout ça ? Il ne s’y sentait pas à sa place, il n’arrivait pas à s’y investir, et il ne pouvait sincèrement leur reprocher de ne pas l’avoir écouté. Tout ce qui lui restait, c’était la satisfaction de les avoir avertis, ces imprudents ; mais par une fin de nuit glaciale comme celle-ci, c’était loin d’être suffisant pour se réchauffer.
Il s’était battu. Il avait mis sa vie en danger pour eux ; en dernier ressort, il avait mené à bien quelques actions désespérées d’arrière-garde, en essayant de leur dire ce qu’il fallait faire. Mais ils l’avaient écouté trop tard, et, quand ils s’étaient décidés à lui confier un tant soit peu de pouvoir, la guerre était déjà pratiquement perdue. Mais voilà, ils étaient comme ça ; c’étaient eux qui commandaient, et s’ils provoquaient la disparition totale de leur civilisation pour avoir prétendu savoir forcément mieux faire la guerre que le plus expérimenté des manants ou des outsiders, alors il n’y avait pas que de l’injustice là-dedans. En fin de compte, tout s’équilibrait. Et si cela voulait dire qu’ils devaient mourir… eh bien, qu’ils meurent !
D’ici là, en faisant durer les provisions, que pouvait-on souhaiter de mieux ? Plus d’interminables marches dans le froid, plus de marécages pompeusement baptisés « camps », plus de latrines à ciel ouvert, plus de cette terre brûlée à laquelle on s’efforce d’arracher un repas. Bien sûr, il ne se passait pas grand-chose, et l’envie d’action finirait sans doute par le démanger ; mais cet inconvénient n’était rien à côté de l’opportunité qui lui était offerte : l’opportunité de calmer les démangeaisons d’une autre nature qu’éprouvaient les quelques dames de la noblesse également prisonnières du château assiégé.
Quoi qu’il en fût, il savait au fond du cœur qu’on peut parfois ressentir un certain plaisir à ne pas être écouté. Le pouvoir entraîne la responsabilité. Un conseil non suivi peut presque toujours s’avérer judicieux et, quel que soit le plan choisi, il y a toujours du sang dans son déroulement ; mieux valait que ce soit eux qui l’aient sur les mains. Le bon soldat faisait ce qu’on lui disait de faire et, s’il n’était pas trop bête, ne se portait jamais volontaire pour rien ; surtout pas pour une promotion.
— Ah, fit Keiver en se balançant dans son siège de porcelaine, nous avons trouvé d’autres semis d’herbe, aujourd’hui.
— Ah, très bien !
— Oui, en effet.
La plupart des cours, jardins et patios étaient d’ores et déjà convertis en pâturages ; on avait également fait tomber le toit de quelques salles, parmi les moins intéressantes sur le plan architectural, afin d’y planter de l’herbe. À supposer que l’ensemble n’explose pas en mille morceaux entre-temps, ils seraient en mesure (du moins en théorie) de nourrir indéfiniment un quart de la garnison du château.
Keiver frissonna et resserra son manteau autour de ses jambes.
— Dommage qu’il fasse si froid dans ce vieux trou, hein, Zakalwe ?
L’autre allait répondre quand, tout à fait à l’autre bout de la pièce, la porte s’entrebâilla.
Il empoigna son canon à plasma.
— Euh… tout va bien ? fit tout bas une voix de femme.
Il reposa son arme et sourit. Un petit visage pâle venait d’apparaître sur le seuil, encadré de longs cheveux noirs qui suivaient les contours du bois travaillé de la porte.
— Ah, Neinte ! s’exclama Keiver en se levant pour s’incliner profondément devant la jeune fille (authentique princesse !) qui était – théoriquement au moins, ce qui n’excluait pas la possibilité d’autres relations plus productives, voire plus lucratives, à l’avenir – sa pupille.
Il entendit le mercenaire dire à la jeune fille :
— Entrez donc.
(Maudit soit-il de toujours prendre l’initiative ; pour qui se prenait-il, celui-là ?)
La fille se coula dans la pièce en rassemblant ses jupes devant elle.
— Il m’avait semblé entendre un coup de feu…
Le mercenaire éclata de rire.
— C’était il y a un moment, déjà, fit-il en lui indiquant un siège près de l’âtre.
— Eh bien, il a fallu que je m’habille d’abord…
Le rire de l’homme s’accrut.
— Madame, intervint Keiver en se levant un peu tard et en se lançant dans ce qui (grâce à Zakalwe) allait passer pour une révérence assez gauche. Plût au ciel que nous n’ayons point dérangé votre chaste repos…
Keiver entendit l’autre homme réprimer un rire tout en renfonçant d’un coup de pied une bûche qui avait roulé. La princesse Neinte pouffa. Keiver sentit le rouge lui monter aux joues et décida de rire aussi.
Neinte – encore très jeune, mais déjà très belle dans le genre fragile et délicat – noua ses bras autour de ses genoux remontés sous son menton et se mit à fixer les flammes.
Durant le silence qui suivit (une seule fois rompu par le futur vice-régent adjoint, qui déclara : « Eh, oui… »), Zakalwe contempla alternativement la jeune fille puis Keiver et songea – tandis que les bûches crépitaient et que les flammes écarlates dansaient dans l’âtre – que tout à coup, les deux jeunes gens ressemblaient beaucoup à des statues.
Ne serait-ce qu’une seule fois, se dit-il encore, j’aimerais bien savoir de quel côté je suis dans cette histoire. Me voilà coincé dans cette absurde forteresse, véritable malle au trésor et camp de concentration pour nobles – si tant est qu’ils aient quelque chose de noble, songea-t-il en regardant Keiver –, exposés aux hordes du dehors (toutes griffes et corps à corps, force brutale et intelligence brute), à tenter de protéger le produit minaudant de privilèges millénaires, et je ne suis même pas sûr de bien faire sur le plan tactique ou stratégique.
Les Mentaux, eux, ne faisaient pas ce genre de distinction. Pour eux, il existait entre les deux une solution de continuité. Une tactique cohérente devenait une stratégie, et celle-ci se décomposait en un certain nombre de tactiques dans l’échelle mobile de leur algèbre morale dialectique. Toutes choses qu’ils n’essaieraient même pas de faire comprendre à un pauvre petit cerveau de mammifère.
Il se rappela ce que lui avait dit Sma très, très longtemps auparavant, à l’époque du recommencement (lui-même issu de tant de culpabilité, de tant de souffrance !) : que leur domaine de compétence était l’intrinsèquement fâcheux, domaine où les règles s’édictaient à mesure qu’on avançait et où, en outre, elles n’étaient jamais les mêmes ; un domaine où, de par la nature même des choses, on ne pouvait jamais rien connaître ni prédire, ni même juger, avec un tant soit peu de réelle certitude. A priori on trouvait cela bien élaboré, bien abstrait ; on y voyait un défi à relever. Mais en fin de compte, dans les faits on se retrouvait tout simplement confronté à des individus et à des problèmes.
Cette fois-ci, c’était cette fille, par exemple. À peine plus qu’une enfant, et prise au piège de ce vaste fort en pierre avec le reste de l’élite (ou de la lie, selon le point de vue), où elle mourrait ou survivrait, selon qu’il donnerait de bons ou de mauvais conseils, et selon que ces clowns sauraient ou non les suivre.
Contemplant son visage éclairé par les flammes, il éprouva certes un vague désir (elle était séduisante), et une sorte d’instinct de protection tout paternel (elle était si jeune, et lui, malgré les apparences, si vieux !), mais aussi quelque chose de plus. C’était… quoi donc ? Une lucidité nouvelle. Brusquement, il avait conscience que cet épisode constituait en fait une véritable tragédie ; la violation de la Règle, la dissolution du pouvoir et des privilèges ainsi que de tout l’appareil – complexe, mais mal équilibré parce que trop lourd au sommet – que représentait cette enfant.
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