— Tant mieux ; je m’étais dit qu’il valait quand même mieux vous en parler d’abord. Vous avez déjà des idées de costumes ?
Sma éclata de rire.
— Ouais ! Je vais me déguiser en vous ! Confectionnez-moi donc une de ces tenues que vous portez !
— Ha ! Oui. Bonne idée. En réalité, vous ne seriez sûrement pas la seule à vous travestir ainsi, mais nous allons décréter que chaque déguisement doit être unique. Bon. À plus tard.
Sur ces mots, Xény sortit à pas pesants et la porte se referma derrière lui. Sma émergea de la salle de bains quelque peu surprise par ce départ précipité, mais se contenta de hausser les épaules.
— Voilà une visite brève, mais fertile en incidents, constata-t-elle en fourrageant dans les chaussettes que Skaffen-Amtiskaw venait pourtant de ranger par ordre chromatique. Cette machine est vraiment bizarre.
— Rien d’étonnant à cela, répliqua Skaffen-Amtiskaw. Après tout, c’est un vaisseau stellaire.
— Vous auriez pu (transmit le Mental du vaisseau à Skaffen-Amtiskaw) me dire que vous ne lui aviez pas révélé l’importance de notre destination-cible.
— J’ai l’espoir (répondit le drone) que nos gens sur place trouveront le type que nous cherchons et nous fourniront sa localisation exacte, auquel cas Sma n’aura jamais besoin de savoir qu’un problème s’est posé à un moment donné.
— D’accord, mais pourquoi ne pas avoir fait preuve d’honnêteté envers elle depuis le début ?
— Ha ! Vous ne la connaissez pas !
— Je vois. Dois-je comprendre qu’elle s’emporte facilement ?
— Rien d’étonnant à cela. Après tout, c’est une humaine !
Le vaisseau prépara un festin et ajouta dans les divers mets et breuvages offerts autant de substances artificielles modifiant la chimie cérébrale humaine qu’on pouvait se le permettre sans se sentir obligé d’accrocher une étiquette d’avertissement à chaque saladier, assiette, carafe ou verre. Il instruisit ensuite l’équipage, puis redécora la salle de séjour en installant toute une série de miroirs et de champs inverseurs. (Il fit de son mieux pour créer une ambiance de bringue endiablée, mais avec un total de vingt-deux participants – plus lui-même – l’un des principaux obstacles qu’il rencontra fut de donner une impression d’affluence convenable.)
Sma prit son petit déjeuner, entreprit une visite guidée du vaisseau (encore qu’il n’y eût pas grand-chose à voir, le Xénophobe n’étant pratiquement constitué que de moteurs), et consacra le reste de la journée à réviser ses connaissances sur l’histoire et le profil politique de l’amas de Vœrenhutz.
Le vaisseau fit parvenir à chaque membre de l’équipage un carton d’invitation en bonne et due forme, assorti d’une interdiction formelle de parler boutique. Grâce à cette mesure et aux psychotropes dont les aliments étaient abondamment additionnés, il espérait que personne n’aborderait le sujet délicat de leur destination. Il avait bien envisagé un instant de leur dire que celle-ci posait problème, en leur demandant d’éviter d’en parler, mais il avait pressenti que deux au moins des membres d’équipage considéreraient cela comme une insulte à leur intégrité, et ne manqueraient pas de le faire savoir à la première occasion. C’était dans ces moments-là que le Xénophobe avait tendance à envisager sérieusement de changer de statut, pour passer dans la catégorie des vaisseaux sans équipage ; mais en réalité il savait bien que les humains finiraient par lui manquer s’il se décidait à leur demander de partir. Dans l’ensemble, on s’amusait bien avec eux.
Le vaisseau passa de la musique à plein volume, afficha des images entraînantes sur les écrans holo et planta, en guise de décor, un fabuleux environnement holo à base de verts et de bleus luxuriants, bourré de buissons flottants et d’arbres en surplomb où folâtraient d’étranges oiseaux à huit ailes. En fond, de grands vaisseaux-nuées duveteux voguaient sur une nappe de brume d’un blanc lumineux ; celle-ci s’élevait jusqu’au faîte de falaises vertigineuses au roc pastel piqueté de petits nuages, drapé de cascades aux mille gouttelettes bleu et or, et couronné de cités fabuleuses auxquelles ne manquaient ni les hautes flèches ni les passerelles élancées. Des soligrammes commandés par le vaisseau et incarnant des personnages historiques connus se promenaient parmi les invités, renforçant encore l’illusion d’affluence, et ne se montraient que trop heureux d’engager la conversation avec les joyeux convives costumés. On leur avait promis pour plus tard d’autres gâteries et d’autres surprises.
Sma était déguisée en Xény, Skaffen-Amtiskaw en maquette du Xénophobe, et le vaisseau lui-même produisit un autre télédrone, aquatique celui-là ; fidèle au brun et au jaune, il ressemblait cette fois à un poisson grassouillet pourvu de grands yeux, et flottait dans une boule d’eau d’un mètre de diamètre dont la cohésion était maintenue par un champ, et qui se déplaçait dans la salle comme un drôle de ballon.
— Aïs Disgarve, dont vous avez déjà fait la connaissance, fit le drone du vaisseau d’une voix légèrement bouillonnante en présentant Sma au jeune homme qui était venu l’accueillir, la veille, dans le hangar. Et voici Jétart Hrine.
Sma sourit, adressa un signe de tête à Disgarve (en prenant mentalement note de ne plus l’appeler Disgarb) et à la jeune femme qui se tenait à ses côtés.
— Rebonjour ! Comment allez-vous ?
— Pas bal, berci, répondit Disgarve.
Tout paré de fourrures, son déguisement évoquait une sorte d’explorateur polaire des temps passés.
— Salut ! fit Jétart Hrine.
Petite et ronde, apparemment très jeune, elle avait la peau si noire qu’elle virait presque au bleu. Elle portait un uniforme militaire ancien aux couleurs étonnamment vives, et arborait en bandoulière un fusil à projectiles non striés. Elle porta son verre à ses lèvres et but une gorgée. Puis elle reprit :
— Je sais bien que nous ne sommes pas censés parler boutique, madame Sma, mais franchement, Aïs et moi nous sommes demandé quelle pouvait bien être notre desti…
— Aaah ! fit le drone du vaisseau.
Sur quoi sa sphère d’eau s’effondra. Une masse d’eau vint inonder les pieds de Sma, de Hrine et de Disgarve, qui firent tous les trois un petit saut en arrière. Le drone-poisson tomba sur le plancher en séquoia et se mit à gigoter.
— De l’eau ! croassa-t-il.
Sma le ramassa par la queue.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-elle.
— Panne de champ. De l’eau ! Vite !
Sma regarda Disgarve et Hrine, lesquels affichaient un air stupéfait. Dans son déguisement à l’image du vaisseau, Skaffen-Amtiskaw vint vers eux en se frayant prestement un chemin parmi les invités.
— De l’eau ! répéta le drone de vaisseau en se tortillant de plus belle.
Un pli soucieux se dessina progressivement sur le front de Sma, sous le costume de fourrure jaune et brun. Elle consulta du regard la femme déguisée en soldat.
— Qu’alliez-vous dire, mademoiselle Hrine ?
— J’allais dire que… Ouf !
Une maquette au cinq cent douzième du piquet ultra-rapide Xénophobe heurta la jeune femme, qui fut projetée en arrière et, chancelante, en laissa tomber son verre.
— Dites donc ! s’exclama Disgarve en repoussant l’agresseur.
L’air irrité, Hrine se frottait l’épaule.
— Pardon ! Comme je suis maladroit ! fit bien fort Skaffen-Amtiskaw.
— De l’eau ! De l’eau ! glapit le drone du vaisseau en se débattant dans la patte fourrée de Sma.
— Taisez-vous ! lui intima cette dernière, qui se rapprocha de Hrine, se plaçant ainsi entre la jeune femme et Skaffen-Amtiskaw. Mademoiselle Hrine, veuillez achever de me poser votre question, je vous prie.
Читать дальше