— Le Triomphe aura donc besoin d’un nouveau commandant, déclara sèchement Falco avec un nouveau sourire, contrit cette fois mais résolu, adressé à toute l’assemblée. Les officiers qui briguent ce commandement pourront me contacter immédiatement après cette réunion.
— Que nos ancêtres nous protègent ! chuchota quelqu’un.
— Je crains que le capitaine Falco ne soit plus affecté que nous ne le pensions, déclara sombrement Duellos.
— Capitaine Falco, le Triomphe a été détruit en couvrant la retraite des vaisseaux qui quittaient avec vous le système de Vidha », exposa Geary en choisissant soigneusement ses mots.
Falco cligna des paupières et son sourire s’effaça. « Vidha ? Je ne suis jamais allé à Vidha. Cette étoile est très profondément enfoncée dans l’espace syndic. Qu’allait donc y faire le Triomphe ? »
Tout autour de la table, plusieurs officiers en eurent le souffle coupé.
« Il vous y a suivi, répondit laconiquement le capitaine Tulev.
— Non, répliqua Falco avant de garder un instant le silence. Je dois absolument haranguer le sénat de l’Alliance. Il existe un moyen de gagner cette guerre et je le connais. »
Geary, un goût amer dans la bouche, activa un canal spécial pour s’adresser aux fusiliers spatiaux qui le gardaient à bord du Guerrier. « Veuillez retirer le capitaine Falco de cette réunion et le reconduire dans ses quartiers. » L’image de Falco se rembrunit de nouveau puis disparut. Geary ferma brièvement les yeux. Comment juger un homme qui a manifestement perdu les pédales ? En affirmant que Falco s’effondrerait s’il devait un jour assister à la ruine des rêves qui l’avaient maintenu en vie dans le camp de travail, Duellos avait davantage touché la vérité du doigt qu’il ne le croyait. À Vidha, le fantasme s’était heurté de plein fouet à la réalité, et celle de Falco s’était écroulée en même temps que le fantasme. Sans doute était-il incapable de supporter un monde dans lequel il ne serait pas le sauveur de l’Alliance.
Si pénible qu’ait été le spectacle de son comportement, il avait au moins eu le mérite de prouver à toute l’assistance que Falco n’était pas en état d’exercer le commandement.
Geary rouvrit les yeux et fixa Kerestes, Numos et Faresa. « L’un de vous trois a-t-il une déclaration à faire ?
— Nous avons obéi aux ordres d’un supérieur, répondit Numos en témoignant de son habituelle arrogance. Nous n’avons rien fait de mal. Rien qui puisse justifier ceci.
— Rien ? » Geary sentit monter une bouffée de la fureur qu’il avait contenue jusque-là. « Vous saviez pertinemment que le capitaine Falco n’appartenait pas à la hiérarchie de cette flotte. Et qu’elle comptait rallier Sancerre. Vous aviez entendu mes ordres vous exhortant à la rejoindre.
— Le capitaine Falco nous avait informés que nous participions à une opération de diversion et que tout ordre de votre part ferait partie du plan, répondit Numos. Il a insisté pour que nous gardions le secret et que nous ne nous en ouvrions qu’aux commandants des bâtiments lourds.
— Lesquels sont tous morts, à part vous trois et le fou qui vous a donné cet ordre, lâcha le capitaine Tulev d’une voix aussi glacée que le vide interstellaire. Comme c’est pratique ! »
Numos afficha une expression outragée. « Nous n’avions aucun moyen de nous rendre compte que notre supérieur avait perdu le contact avec la réalité. Et nous avons obéi au mieux de nos capacités. Comment osez-vous mettre mon honneur en doute ?
— Votre honneur ? persifla Geary, parfaitement conscient de l’âpreté de sa voix. Vous n’en avez aucun. Vous avez non seulement trahi votre serment de fidélité à l’Alliance et enfreint les ordres face à l’ennemi, mais encore mentez-vous à présent, en laissant aux lèvres à jamais scellées d’officiers décédés et à l’esprit égaré d’un autre le soin de couvrir vos mensonges.
— Nous réclamons une cour martiale, lâcha le capitaine Faresa en s’exprimant pour la première fois, plus acerbe que jamais. Selon les lois de l’Alliance, c’est notre droit le plus strict.
— Une cour martiale ? s’émerveilla Duellos. Pour que vous puissiez vous prétendre innocents en arguant d’ordres secrets prétendument donnés par le capitaine Falco ? Nier votre part de responsabilité dans le triste sort qu’ont connu vingt-six vaisseaux de l’Alliance ? Et dans la disparition de leurs équipages ? La honte ne vous étouffe pas ?
— De quoi devrions-nous avoir honte ? répondit Numos en recouvrant tout son orgueil.
— Je devrais vous faire abattre sur-le-champ. »
Geary mit une bonne seconde à comprendre que ces mots lui avaient échappé. Et, tout en en prenant conscience, il se rendit compte qu’il pouvait parfaitement le faire. Des officiers accusés de mutinerie devant l’ennemi ne trouveraient dans l’espace de l’Alliance que de rares défenseurs et aucun ami. Numos et Faresa, tout du moins, semblaient n’en avoir plus un seul ici, encore que Geary sût d’expérience, hélas, que les amis d’individus de ce calibre pussent se dérober à sa vue. Mais ils n’étaient pas, comme Falco, l’objet d’une vénération due à un ancien héros, ni non plus un spectacle d’horreur et de pitié qui aurait pu leur gagner des sympathies.
Il pouvait le faire. Il pouvait en donner l’ordre. Sans s’embarrasser d’une cour martiale ni même d’un simple tribunal. On était sur un champ de bataille. En sa qualité de commandant de la flotte, il pouvait ordonner qu’on exerçât une justice expéditive. Qui donc s’interposerait pour l’en empêcher ? Et, si la flotte regagnait un jour l’espace de l’Alliance, qui irait critiquer ses décisions alors qu’il l’aurait, lui et lui seul, ramenée à bon port ? Personne ne s’y risquerait.
Il pouvait faire fusiller Numos. Et Faresa. Voire Kerestes, bien que cet homme, de toute évidence, ne valait pas qu’on gaspillât une balle. Nul ne pouvait l’en empêcher. Numos n’aurait que ce qu’il méritait. Justice serait faite et promptement. Et au diable les finasseries légales !
La tentation était forte, tant ce châtiment lui semblait justifié et tant sa colère le lui soufflait.
Il prit une profonde inspiration. Ainsi, voilà l’existence selon Black Jack Geary. Celle qu’il aimerait que je mène. En faisant ma propre loi. Je suis un héros. Le héros de l’Alliance. Le héros de cette flotte. Et je crève d’envie de faire payer Numos et Faresa.
Assez pour faire usage d’un pouvoir dont j’ai juré qu’il ne m’intéressait pas ? Assez pour me conduire comme un commandant syndic ? Assez pour devenir l’homme pour qui me prenait Victoria Rione ? Est-ce à cela que reviennent tous les sermons sur l’honneur que j’ai fait à ces gens ? À enfreindre moi-même les lois parce que rien ne m’en empêche quand les raisons me tiennent assez à cœur ? Au moins Falco croyait-il sincèrement qu’il pouvait se le permettre en vertu de sa spécificité, et parce qu’il était le seul à pouvoir sauver l’Alliance. Je n’aurais même pas cette excuse. Je ne m’y résoudrais que parce que d’autres me croient un héros, quand je n’y crois pas moi-même.
Il chercha des yeux la place où était assise Victoria Rione. Elle le fixait, le visage impassible, mais ses yeux le transperçaient comme une batterie de lances de l’enfer. Elle savait à quoi il pensait et ce qu’il ressentait.
Il évita de regarder Numos tant il craignait, s’il était de nouveau témoin de cet orgueil haïssable, de ne pouvoir s’empêcher d’ordonner son exécution. « Je ne le ferai pas. L’affaire sera réglée en accord avec la lettre et l’esprit du règlement de la flotte. On qualifiera les faits. Si les circonstances le permettent, une cour martiale siégera avant notre retour chez nous. Sinon, on vous remettra aux autorités, en même temps qu’un procès-verbal signé de ma main.
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