Oh, zut ! Je sais déjà ce qu’ils vont faire.
« Nous devons partir du principe que les Syndics attendront que notre flotte se soit approchée du portail pour le détruire », déclara-t-il. Les autres commandants le dévisagèrent. « Qu’ils tableront sur une décharge d’énergie assez intense pour nous rôtir, mais pas pour consumer Sancerre et ses environs. »
Cresida acquiesça d’un hochement de tête. « Et, si elle consumait Sancerre, ce ne serait jamais qu’un dommage collatéral à leurs yeux.
— Que devons-nous faire, alors ? s’enquit Neeson. Nous ne pouvons pas nous contenter d’ignorer ce portail.
— Je vais réfléchir à un moyen », promit Geary. J’espère, du moins. « Si notre plan de diversion fonctionne, nous pourrons les empêcher de poster sur place des forces susceptibles de faire sauter le portail. Bon, nous sommes apparemment tombés d’accord sur la meilleure tactique à adopter par le détachement Furieux. Rompre la formation, charger les défenseurs du Syndic, les arroser au passage d’un feu nourri puis les dépasser à haute vélocité en faisant mine de viser une cible de grande valeur, ensuite virer de bord juste avant qu’ils ne l’interceptent. » Il s’interrompit un instant. « Je vous enverrai des ordres, en fonction de l’évolution de la situation, pour la suite des opérations. Il est capital que vous ne vous enfonciez pas seuls au cœur de leurs défenses. Revenez sur nous afin que je puisse coordonner votre action avec celle du reste de la flotte. » Tous opinèrent. « Je veillerai à ce que ces instructions vous soient transmises à tous. Merci. Capitaine Cresida, restez un instant, je vous prie. »
Dès que tous les autres hologrammes se furent évanouis, Geary présenta au capitaine de frégate Cresida un visage mortellement sérieux. « Après avoir chargé les Syndics, vous allez vous retrouver assez loin de la flotte. Facilement à plus d’une heure-lumière. De sorte que je ne saurai pas avant ce délai si vous avez rencontré des problèmes. J’ai confiance en vous et en votre intelligence du combat, capitaine. Continuez d’occuper les Syndics, d’attirer leur attention sur vous, mais ne vous montez pas le bourrichon. Saurez-vous battre en retraite au moment opportun ? »
Elle donna l’impression de peser un instant le pour et le contre, puis hocha la tête. « Oui, capitaine.
— Je veux vous retrouver indemne et en état de combattre, pas vous voir mourir couverte de gloire. »
Elle sourit. « Capitaine, vous nous avez prouvé que nous pouvions combattre et nous couvrir de gloire en restant vivants. Je me demande encore comment, à Caliban, vous avez réussi à maintenir la cohésion pour vaincre les Syndics. »
Il lui rendit son sourire. « Faites du bon boulot à Sancerre et je vous donnerai des cours privés.
— Marché conclu, capitaine. » Tous deux se levèrent et Cresida se fendit d’un salut correct et précis. Elle avait dû s’entraîner. Geary se garda bien de lui dire que le salut tendait à être nettement plus approximatif dans la flotte, et que le sien la faisait davantage ressembler à un fusilier spatial. Tout bien réfléchi, le colonel Carabali avait dû lui donner des leçons. Geary savait que, depuis qu’il s’efforçait de réintroduire le salut dans la flotte, les fusiliers spatiaux voyaient d’un œil amusé les piètres tentatives des autres matelots pour se montrer à la hauteur de ses exigences.
Il se rassit après son départ et fixa longuement l’hologramme ou, plutôt, la représentation du portail de l’hypernet. Que ces portails puissent être dangereux (et même extrêmement) ne lui avait jamais traversé l’esprit.
De loin les armes les plus destructrices qu’ait jamais conçues l’humanité.
Et il n’avait pas d’autre choix que de faire piquer le plus gros de sa flotte sur celui de Sancerre.
L’alarme des communications sonna impérieusement, le réveillant complètement. Il roula du lit et, redoutant déjà d’apprendre que d’autres vaisseaux avaient quitté la formation, pressa machinalement la touche d’entrée des messages.
« Capitaine Geary. » Le capitaine Cresida semblait tout à la fois anxieuse et excitée. « J’ai réfléchi. De vieilles idées. Mais il m’a semblé que, puisque les matrices de l’hypernet étaient suspendues entre tant de torons, elles risquaient de réagir comme un filet ou une voile ; s’effondrer exactement, autrement dit, en fonction de la manière dont ils se décrochent. »
Geary s’efforça d’appréhender cette idée. Heureusement, l’analogie de Cresida n’était pas trop compliquée. « Quelle serait la conséquence pour nous ?
— Eh bien, capitaine, si la somme d’énergie libérée dépend de la manière dont s’effondre la matrice et si cet effondrement est lui-même dépendant du décrochement des torons, il devrait être possible, en théorie, de contrôler la libération de l’énergie en jouant sur les torons.
— Un peu comme pour une arme nucléaire à puissance variable ?
— D’une certaine façon… Sauf que le processus physique et les données scientifiques seraient complètement différents.
— De quoi auriez-vous besoin pour creuser dans ce sens ? s’enquit-il. Pouvez-vous déboucher sur une solution pratique ?
— Peut-être. » Cresida s’excusa d’un haussement d’épaules. « Il me faudrait un accès prioritaire à tout le réseau informatique de la flotte, capitaine.
— En totalité ? » La puissance de calcul du réseau tout entier était trop vaste pour que son esprit pût l’appréhender. Ce qui lui donnait au moins une petite idée de la complexité du projet de Cresida. « D’accord. Vous l’avez. »
À la fin de la transmission, il resta un moment assis à se demander s’il tenait réellement à ce qu’elle réussît. Mais, si elle avait raison, il ne pouvait pas se permettre de passer outre.
Les simulations de combat que Geary organisa pendant que la flotte gagnait le point de saut vers Sancerre se déroulèrent très convenablement. Cela dit, lors de la réunion stratégique suivante, il s’aperçut que la non-participation d’officiers tels que Numos et Faresa était plus gênante qu’appréciable. Elle ne faisait que souligner davantage ce fait patent : quarante de ses vaisseaux avaient choisi un destin qui, à ses yeux, n’était que par trop prévisible. Ses autres commandants ne cessaient de regarder autour d’eux comme s’ils cherchaient des visages familiers qui brillaient par leur absence. Un tel comportement laissait clairement entendre que nombre d’entre eux en étaient tout aussi conscients que lui.
Tenter de leur changer les idées ne pouvait nuire. « Tout le monde a-t-il reçu et intégré les modifications du réglage des propulseurs de saut qui nous permettront le transfert vers Sancerre ? »
Tous les officiers alignés le long de cette table apparemment gigantesque opinèrent, mais leur nervosité à cet égard n’était que trop évidente. Geary savait ce qui les inquiétait. Se lancer dans un combat contre des ennemis humains était une chose, et s’aventurer trop loin dans le néant de l’espace du saut une autre. Certains des vaisseaux qui s’y étaient risqués n’en étaient jamais ressortis, bien qu’il sût que les récits de spatiaux parlaient de bâtiments perdus depuis longtemps, qui réapparaissaient subitement près de systèmes stellaires isolés, avec leurs matelots morts depuis des lustres d’une mort horrible, ou hantant tout bonnement leur vaisseau, métamorphosés par l’étrange nature de l’espace du saut en quelque chose qui n’était plus vivant mais ne voulait pas non plus mourir. Il avait entendu de telles histoires dans des bars ou lors de quarts nocturnes, quand les coursives enténébrées et désertées d’un bâtiment d’ordinaire familier résonnaient d’un silence terrifiant. Il se demanda si l’on tournait encore, sur les morts vivants de l’espace du saut, des resucées modernisées des vieux films d’horreur à petit budget de sa jeunesse.
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