William Gibson - Comte Zéro

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Turner, mercenaire, « aide » les transfuges des multinationales à déserter leur poste. Cette fois, il a pour mission de récupérer le cerveau de la biotechnologie de Mass-Neotek.
Marly, acheteuse d’art à Paris, est engagée par un milliardaire excentrique afin de retrouver l’origine de mystérieuses et fascinantes créations apparues subitement sur le marché.
Bobby, ou
, jeune et intrépide pirate de logiciel, opère dans les faubourgs de la Conurb. Il va se laisser entraîner par sa curiosité dans les dédales du cyberspace.
Le cyberspace, c’est l’univers artificiel des réseaux informatiques, le monde qui était déjà celui de
. Et c’est là que leurs destins vont se croiser.
.

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— Non, répondit-il. Leur poil. Les poils sur leur encolure, quand ils galopent.

— La crinière, précisa-t-elle, et elle avait les larmes aux yeux. Et merde. (Ses épaules commencèrent à se soulever. Elle prit une profonde inspiration. Elle lança son bidon de Carta Blanca au bout de la plage.) Tout ça, moi, qu’est-ce que j’en ai à foutre ? (Ses bras autour de lui, de nouveau.) Oh, allez viens, Turner. Viens.

Et comme elle s’allongeait, l’attirant à elle, il remarqua quelque chose, un navire, réduit par l’éloignement juste à un tiret blanc, là où l’eau rencontrait le ciel.

Lorsqu’il s’assit, tirant sur son jean coupé, il vit le yacht. Il était bien plus proche à présent, courbe blanche et gracieuse filant au ras des eaux. Des eaux profondes. La plage devait plonger presque à la verticale, ici, à en juger par la force des vagues. Sans doute était-ce pour cela que le front des hôtels s’interrompait de la sorte, en retrait de la plage, et pour cela que la ruine n’avait pas survécu. Les vagues en avaient miné les fondations.

— File-moi le panier.

Elle reboutonnait son corsage. Il le lui avait acheté dans l’une des petites échoppes fatiguées qui longeaient l’Avenida. Coton mexicain bleu électrique, mal tissé. Les habits qu’ils achetaient dans les boutiques leur duraient rarement plus d’un jour ou deux.

— Je t’ai dit de me filer le panier.

Elle obtempéra. Il fouilla parmi les reliefs de leur après-midi, retrouva ses jumelles sous un emballage plastique de tranches d’ananas imbibées de citron vert et saupoudrées de cayenne. Il les sortit, c’étaient des 6×30 militaires compactes. Il bascula les cache-objectif, déplia les protège-oculaire pour étudier les idéogrammes fuselés du sigle Hosaka. Un pneumatique jaune contournait la poupe et se dirigeait vers la plage.

— Turner, je…

— Lève-toi. (Sa couverture et sa serviette fourrées vite fait dans le panier. Il sortit un dernier bidon tiède de Carta Blanca et le posa près des jumelles. Il se releva, la mit debout en vitesse et lui fourra le panier dans les mains.) Je me trompe peut-être… commença-t-il. Si oui, tire-toi d’ici. Coupe vers le second bouquet de palmiers. (Il pointait le doigt.) Ne retourne pas à l’hôtel, prends le car, Manzanillo ou Vallarta. Rentre à la maison.

Il distinguait maintenant le ronron du hors-bord. Il vit les larmes apparaître mais elle n’émit aucune plainte tandis qu’elle se tournait pour détaler au pas de course, dépassant les ruines, agrippant son panier, trébuchant sur une langue de sable. Elle ne se retourna pas.

Alors il regarda vers le yacht. Le pneumatique rebondissait en franchissant la barre. Le navire était baptisé Tsushima et la dernière fois qu’il l’avait vu, ç’avait été dans la baie d’Hiroshima. Du pont, il avait contemplé la porte rouge de Shinto, à Itsukushima.

Il n’avait pas besoin des lunettes pour savoir que le passager du pneumatique allait être Conroy, le pilote de l’un des ninjas d’Hosaka. Il s’assit en tailleur sur le sable qui se rafraîchissait puis ouvrit son dernier bidon de bière mexicaine.

Il contemplait derrière eux la ligne des hôtels blancs, les mains posées, inertes, sur la rambarde en teck du Tsushima. Derrière les hôtels, luisaient les trois petits hologrammes de la ville : Banamex, Aeronaves et la Vierge de six mètres de la cathédrale.

Conroy se tenait près de lui.

— Une urgence, dit Conroy. Vous savez ce que c’est.

La voix de l’homme était neutre, sans inflexion, comme s’il l’avait copiée sur une puce vocale bon marché. Son visage était large et blanc, d’un blanc cadavérique. Les yeux aux cernes noirs étaient encapuchonnés sous le chaume décoloré d’une frange rabattue sur son front large. Il portait un polo et un pantalon noirs.

— Rentrons, dit-il, et il se retourna.

Turner le suivit, se penchant pour franchir l’embrasure de la porte de la cabine. Paravents blancs, en bois de pin pâle et sans nœud, le chic austère des firmes de Tokyo.

Conroy s’installa sur l’ultra-skaï gris ardoise d’un long coussin rectangulaire. Turner resta debout, bras ballants. Conroy prit un inhalateur d’argent guilloché posé sur la table basse en émail posée entre eux deux.

— Ravivant de choline ?

— Non.

Conroy se fourra l’inhalateur dans une narine et renifla.

— Vous voulez un peu de sushi ? (Il le reposa sur la table.) On s’est fait une bonne prise, il y a une heure peut-être.

Turner resta immobile, fixant Conroy.

— Christopher Mitchell, dit Conroy. Maas Biolabs. Leur spécialiste des hybridomes. Il passe à Hosaka.

— Jamais entendu parler.

— Mon cul, oui. Un verre ?

Turner refusa de la tête.

— Le silicium, c’est bientôt fini, Turner. Mitchell est le type qui a rendu possibles les biopuces et Maas détient les brevets principaux. Vous le savez. C’est le spécialiste des monoclonaux. Il veut se tirer. Vous et moi, Turner, on va l’amener ici.

— Je croyais avoir pris ma retraite, Conroy. Je ne me déplaisais pas, là-bas.

— C’est ce que disait l’équipe de psys à Tokyo. Je veux dire, ce n’est pas exactement votre première escapade, pas vrai ? C’est une psychologue de terrain, au service d’Hosaka.

Un muscle se mit à tressaillir dans la cuisse de Turner.

— D’après eux, vous êtes prêt, Turner. Ils étaient un rien inquiets, après Delhi, alors ils ont voulu vérifier. Petite thérapie en passant. Ça ne fait jamais de mal, pas vrai ?

MARLY

Elle s’était mise sur son trente et un pour l’entrevue mais il pleuvait sur Bruxelles et elle n’avait pas d’argent pour un taxi. Elle partit à pied de la gare d’Eurotrans.

Sa main, dans la poche de sa jaquette – une Sally Stanley, mais vieille de presque un an –, était un nœud blanc serré autour du télex froissé. Elle n’en avait plus besoin, ayant mémorisé l’adresse, mais il lui semblait désormais aussi impossible de le lâcher que de briser la transe qui la possédait maintenant, regard fixé sur la vitrine d’une boutique de luxe de tailleur pour hommes, accommodant en alternance les chemises habillées de flanelle pâle et le reflet de ses propres yeux noirs.

Sans aucun doute, ces yeux seuls suffiraient à lui coûter la place. Avant même ces cheveux mouillés qu’elle regrettait à présent de n’avoir pas fait couper par Andréa. Ces yeux trahissaient une souffrance et une inertie lisibles par tous et sans aucun doute ces détails ne tarderaient-ils pas à se révéler à Herr Josef Virek, le plus improbable des employeurs potentiels.

Lorsqu’on lui avait délivré le télex, elle avait absolument voulu n’y voir qu’une sorte de canular cruel, le nouvel appel d’un quelconque fâcheux. Elle en avait eu largement sa dose – grâce aux médias –, à tel point qu’Andréa avait commandé pour le téléphone de l’appartement un programme spécial qui filtrait les appels à l’arrivée lorsque leur numéro ne correspondait à aucun de ceux inscrits à son répertoire personnel. En revanche, avait insisté Andréa, il fallait sans doute voir là la raison du télégramme ; comment, autrement, aurait-on pu la joindre ?

Mais Marly avait hoché la tête en s’emmitouflant dans les plis du vieux peignoir en éponge d’Andréa. Pourquoi Virek, collectionneur et mécène, avec son immense fortune, avait-il eu envie d’engager l’ancienne gérante déshonorée d’une insignifiante galerie d’art parisienne ?

Par la suite, ce fut au tour d’Andréa de hocher la tête, impatientée par cette nouvelle Marly Kruschkhova, cette déshonorée , qui passait désormais des journées entières dans son appartement et ne prenait parfois même pas la peine de s’habiller. La tentative de vente à Paris d’un unique faux pouvait difficilement passer pour la nouveauté que s’était imaginée Marly, lui disait-elle. Et si la presse n’avait pas fait montre d’une telle ardeur à démasquer l’écœurant Gnass en le remettant à sa place évidente de crétin, poursuivait-elle, les affaires auraient été bien mornes. Gnass était suffisamment riche et vulgaire pour entretenir le scandale d’un week-end. Andréa sourit.

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