Il avait remonté ses manches de chemise et desserré sa cravate.
— Je n’arrive pas à l’imaginer nourrir ce genre de pensées, encore moins l’exprimer. Je sais ce qu’il pense de vous. Vous savez comment se propagent les rumeurs, sur le Réseau…
— Hilton, où est Bobby ?
Petits yeux noisette, très calmes :
— N’est-ce pas fini entre vous, Angie ?
— Hilton, vous savez. Vous devez savoir. Vous savez où il est. Dites-le-moi.
— Nous l’avons perdu.
— Perdu ?
— La sécurité l’a perdu. Vous avez raison, bien sûr ; nous l’avons mis sous étroite filature sitôt qu’il vous a quittée. Il a régressé au type initial. (Il y avait dans sa voix une trace de satisfaction.)
— Et quel genre de type est-ce donc ?
— Je n’ai jamais demandé ce qui vous avait rapprochés, remarqua-t-il. La sécurité avait bien sûr enquêté sur vous deux. C’était un vulgaire petit criminel.
Elle rit.
— Même pas…
— Vous étiez inhabituellement bien représentée, Angie, pour une inconnue. Vous n’ignorez pas que vos agents avaient stipulé comme clause impérative dans votre contrat que nous devions également engager Bobby Newmark.
— On a déjà vu des clauses plus bizarres, Hilton.
— Et il fut donc engagé en tant que votre… compagnon.
— Mon « ami ».
Swift avait-il rougi ? Il détourna les yeux, se mit à contempler ses mains.
— Après vous avoir quittée, il s’est rendu au Mexique, à Mexico. La sécurité le filait, bien entendu ; nous n’aimons pas perdre la trace de quiconque en sait autant sur la vie personnelle de l’une de nos vedettes. Mexico est un endroit très… compliqué , dirons-nous… Ce que nous savons avec certitude, c’est qu’il a semblé vouloir reprendre sa… carrière antérieure.
— Il piratait le cyberspace ?
Hilton croisa de nouveau son regard.
— Il fréquentait des gens dans le milieu, des criminels connus.
— Et après ? Continuez.
— Il… s’est évanoui. Évaporé. Avez-vous une idée de ce que peut être la vie à Mexico quand on tombe au-dessous du seuil de pauvreté ?
— Il était pauvre ?
— Il était devenu drogué. D’après nos meilleures sources.
— Drogué ? Drogué à quoi ?
— Je l’ignore.
— Script !
Hilton faillit en renverser son thé.
— Salut, Angie.
— Bobby, Script. Bobby Newmark, mon ami (regard noir à Swift). Il est allé à Mexico. Hilton dit qu’il est devenu intoxiqué. À quelle drogue, Script ?
— Je suis désolé, Angie. C’est une donnée classée secrète.
— Hilton…
— Script, commença-t-il avant de se mettre à tousser.
— Salut, Hilton !
— Commande prioritaire, Script. Avons-nous cette information ?
— Selon les services de sécurité, son intoxication serait qualifiée de neuro-électronique.
— Je ne saisis pas.
— Des mecs qui se font… hum… « câbler », suggéra Swift.
Elle fut prise d’une envie soudaine de lui raconter comment elle avait trouvé la drogue, l’injecteur…
Chut, ma petite. Elle avait la tête emplie d’un bourdonnement d’abeille, sentait une pression croissante.
— Angie ? Qu’y a-t-il ?
Il s’était à moitié levé, la main tendue vers elle.
— Rien. Je suis… bouleversée. Excusez-moi. Les nerfs. Ce n’est pas de votre faute. J’allais vous dire que j’avais retrouvé la console de cyberspace de Bobby. Mais vous étiez déjà au courant, n’est-ce pas ?
— Puis-je vous apporter quelque chose ? Un peu d’eau ?
— Non, merci, je vais plutôt m’allonger un peu, si ça ne vous dérange pas. Mais restez, je vous en prie. J’ai quelques idées que j’aimerais vous soumettre, pour la séquence en orbite…
— Bien sûr. Faites un somme, puis nous irons nous promener sur la plage et alors nous parlerons.
Elle le regarda depuis la fenêtre de la chambre, regarda sa silhouette brune s’éloigner en direction de la Colonie, suivie par le patient petit Dornier.
On aurait dit un gosse sur cette plage vide ; il semblait aussi perdu qu’elle.
Avec le jour, le loft de Gentry (toujours sans courant pour les ampoules de cent watts) s’emplit d’une lumière nouvelle. Le pâle soleil d’hiver adoucissait les contours des consoles et de la table holographique, faisant ressortir la texture des vieux bouquins qui surchargeaient les étagères en aggloméré posées le long du mur ouest. Gentry faisait les cent pas en parlant, avec sa queue de cheval blonde qui virevoltait chaque fois qu’il pivotait sur les talons de ses bottes noires, et son excitation semblait contrebalancer les derniers effets des timbres somnifères de Cherry. Celle-ci, assise au bord du lit, regardait Gentry tout en jetant un œil de temps en temps au témoin des batteries sur le bâti de la civière. La Ruse était affalé dans un fauteuil défoncé, qu’il avait ramassé sur la Solitude, couvert d’une pile de tissus de récupération protégés par une housse en plastique transparent.
Au grand soulagement de la Ruse, Gentry avait laissé tomber toute son histoire de Forme pour se lancer dans sa théorie sur l’aleph. Comme d’habitude, une fois parti, Gentry recourait à des termes et à des constructions que la Ruse avait du mal à saisir mais ce dernier savait par expérience qu’il était plus simple de ne pas l’interrompre ; le sens général de tout ce flot de paroles finissait toujours par apparaître malgré les passages incompréhensibles.
Gentry disait que le Comte était branché sur l’équivalent d’un putain de mégamicrogiciel ; selon lui, la plaque était une masse compacte de biopuces. Si c’était vrai, alors sa capacité de stockage devait être virtuellement infinie et d’un prix de revient exorbitant. D’après Gentry, fallait être sacrement tordu pour faire fabriquer un truc pareil, même si la rumeur affirmait que ce genre de matériel existait bien et qu’il avait son utilité, en particulier pour stocker de vastes quantités de données confidentielles. Sans lien avec la matrice globale, les données étaient à l’abri de toute forme d’attaque par l’entremise du cyberspace. Le hic, bien entendu, c’était qu’on ne pouvait pas non plus y accéder via la matrice ; c’était de la mémoire morte.
— Il pourrait voir tout ce qu’il veut, là-dedans, dit Gentry en s’interrompant pour contempler le visage inconscient. (Il tourna les talons et reprit ses aller et retour.) Un monde. Plusieurs mondes. Un nombre indéfini de personnalités reconstituées…
— Comme s’il vivait une stim ? demanda Cherry. C’est pour cela qu’il est toujours en phase paradoxale ?
— Non, dit Gentry. Ce n’est pas de la simstim. C’est complètement interactif. Et il y a aussi une question d’échelle. S’il s’agit d’un biogiciel de classe aleph, il pourrait littéralement avoir n’importe quoi là-dedans. En un sens, il pourrait disposer d’une approximation de tout le possible…
— Kid Afrika m’avait donné l’impression que ce mec le payait pour rester dans cet état, observa Cherry. Genre comportement câblé, mais différent. Et de toute façon, les câblés n’ont pas ce type de mouvements rapides des yeux…
— Mais quand t’as essayé de le débrancher à l’aide de ton matos, hasarda la Ruse, t’as obtenu ce… cette chose.
Il vit les épaules de Gentry se crisper sous le cuir à perles noires.
— Oui, dit Gentry, et maintenant, je suis bon pour reconstituer notre compte auprès de l’Électro-nucléaire. (Il indiqua les batteries de secours alignées sous la table d’acier.) Sors-les-moi.
— Ouais, dit Cherry. Il serait temps. Je me gèle le cul.
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