« En tout état de cause, il a plongé dans la salle des commandes et rebondi d’une cloison à l’autre ; le tout n’a pris que quelques secondes, mais étant donné sa vitesse initiale, il a dû zigzaguer à travers la salle des centaines de fois. Le pilote et le copilote ont été déchiquetés. Me trouvant dans ma cabine, je n’ai pas heureusement partagé leur sort. Mais je me trouvais désormais seul à bord.
« J’ai entendu le tintement aigu de l’entrée du météorite, puis la brève pétarade pendant qu’il rebondissait, et aussi le hurlement des deux hommes. J’ai couru vers la salle des commandes ; il y avait du sang et des lambeaux de chair partout. De la suite, je ne me souviens que vaguement, bien que je l’aie revécue souvent dans mes cauchemars.
« Grâce au sifflement de l’air qui s’échappait, j’ai repéré rapidement le trou percé dans la coque. Grâce à la pression de l’air, un disque de métal suffit à l’obturer. Par terre, j’ai découvert le petit galet. Il était chaud au toucher, mais lorsque je l’ai cassé en deux à l’aide d’une clef anglaise, l’intérieur s’est couvert immédiatement de givre, car il avait conservé la température de l’espace.
« J’ai attaché une corde à ce qui restait des corps, y ai fixé des aimants de remorquage, puis j’ai fourré le tout dans le sas. J’ai entendu les aimants adhérer à la coque ; les corps gelés allaient y rester attachés jusqu’à l’arrivée. J’en avais besoin. Je savais qu’à mon retour sur Rhodia, je devrais prouver que c’était le météorite qui les avait tués, et pas moi.
« Mais comment revenir ? J’étais absolument incapable de piloter et, perdu comme je l’étais dans ces profondeurs interstellaires, je n’osais toucher à rien. Je ne savais même pas comment me servir du système de communication sub-éthérique pour envoyer un S.O.S. Tout ce que je pouvais faire, c’était laisser le voyage suivre son cours.
— Enfin ! dit Biron, vous savez bien que c’est impossible ! (Il se demanda si Gillbret inventait toute cette histoire, ou bien par simple romantisme, ou bien par calcul.) Que faites-vous des sauts à travers l’hyperespace ? Si vous n’étiez pas parvenu à les effectuer, vous ne seriez pas ici.
— Une fois les commandes réglées comme il convient, un vaisseau Tyrannien effectue les Sauts, quel que soit leur nombre, de façon entièrement automatique.
Biron le regarda avec une intense stupéfaction. Gillbret le prenait-il pour un imbécile ?
— C’est de la pure invention.
— Absolument pas. C’est une de ces damnées découvertes grâce auxquelles ils ont gagné toutes leurs guerres. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont vaincu cinquante planètes disposant de ressources humaines et naturelles cent fois plus élevées que les leurs. Certes, ils nous ont entrepris les uns après les autres, ont manœuvré pour nous diviser, et n’ont pas négligé l’espionnage, mais ils avaient également une avance très nette dans le domaine militaire. Chacun sait que leur tactique était supérieure à la nôtre, et c’était dû en partie à l’automatisation du Saut. Cela rendait leurs vaisseaux bien plus maniables et leur permettait des plans de bataille plus élaborés que les nôtres.
« Il faut dire, d’ailleurs, que cette technique est un secret jalousement gardé. J’en ignorais totalement l’existence avant de me trouver prisonnier du Vampire – les Tyranni ont la détestable habitude de donner à leurs vaisseaux des noms sinistres, quoique ce soit sans doute une excellente tactique psychologique. En tout cas, j’ai vu le vaisseau effectuer les Sauts sans la moindre intervention humaine.
— Et vous pensez que le nôtre en est capable également ?
— Je n’en sais rien, mais cela ne m’étonnerait pas.
Biron regarda de nouveau le tableau de bord ; il restait des dizaines de contacts dont il n’avait pas encore pu déterminer la fonction.
— Le vaisseau vous a donc ramené à Rhodia, en fonctionnant automatiquement ?
— Justement pas. Le météorite n’avait pas laissé les commandes intactes – le contraire eût été miraculeux. La plupart des cadrans étaient fracassés, des boutons arrachés, et le tableau lui-même bosselé et ébréché. En tout cas, les, appareils avaient dû être déréglés, car le vaisseau ne me ramena jamais sur Rhodia.
« Au bout de plusieurs jours, il a commencé à décélérer ; je savais que, en théorie du moins, le voyage était terminé. J’ignorais totalement où je me trouvais, mais après bien des efforts, je suis parvenu à me servir du télescope, et ai vu le disque d’une planète, grandissant à vue d’œil. Par pur hasard, peut-être, j’allais arriver sur une planète.
« Oh, pas directement ! Il ne faut pas espérer l’impossible. Si je l’avais laissé dériver, le vaisseau l’aurait quand même manquée d’un bon million de kilomètres, mais à cette distance, je pouvais utiliser la radio ordinaire. Heureusement, je savais m’en servir. Ce fut après cette expérience, d’ailleurs, que j’ai commencé à étudier l’électronique. J’avais fait le vœu de ne plus jamais me retrouver dans une aussi totale impuissance. Etre impuissant face aux événements est une des rares choses qui ne soit pas vraiment amusante.
— Vous avez donc utilisé la radio… ? dit Biron.
— Exactement. Et ils sont venus me chercher.
— Qui ?
— Les habitants de la planète. Car elle était habitée.
— Eh bien, on peut dire que la chance était avec vous. De quelle planète s’agissait-il ?
— Je l’ignore.
— Ils ne vous l’ont donc pas dit ? demanda Biron incrédule.
— Amusant, n’est-ce pas ? Eh bien, non, ils ne me l’ont pas dit. Mais elle se trouve dans les Royaumes Nébulaires !
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Parce qu’ils ont immédiatement vu qu’il s’agissait d’un vaisseau Tyranni ; ils ont d’ailleurs bien failli le détruire avant que je ne réussisse à les convaincre que j’étais le seul être vivant à bord.
— Un moment ! dit Biron. Je ne vous suis pas. Si, sachant que c’était un vaisseau Tyranni, ils avaient l’intention de le détruire, n’est-ce pas la meilleure des preuves que cette planète ne faisait pas partie des Royaumes ?
— Par la Galaxie, non ! s’exclama Gillbret, les yeux brillants d’enthousiasme. Elle était dans les Royaumes. Ils m’ont emmené sur la surface. Quel monde fabuleux ! Il y avait des hommes venus de tous les Royaumes – cela s’entendait à leur accent. Et ils n’avaient pas peur des Tyranni ! De l’espace, on ne voyait rien, mais c’était un véritable arsenal. Apparemment, c’était un monde rural en pleine régression, mais la véritable vie de la planète était clandestine. Quelque part dans les Royaumes, oui, mon cher Biron, quelque part, cette planète existe toujours, et ses habitants ne craignent pas les Tyranni, et un jour ils vont les détruire, comme ils auraient détruit ce vaisseau si son équipage avait encore été en vie.
Biron sentit son cœur bondir de joie. Un moment durant, il ne demanda qu’à croire.
Peut-être était-ce vrai, après tout. Peut-être !
Et peut-être pas !
Biron reprit la parole :
— Comment avez-vous appris que c’était un arsenal ? Combien de temps êtes-vous resté sur cette planète ? Que vous ont-ils montré ?
— Je n’ai pas eu droit à une visite guidée ! s’emporta Gillbret. Bon. Je vais essayer de vous dire ce qui s’est passé. J’étais dans un état terrible, en arrivant là-bas. J’avais eu tellement peur – ce n’est pas drôle d’être perdu en plein espace, croyez-moi – que j’avais à peine mangé, et je devais avoir une mine épouvantable.
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