— Que pourrait-il se passer dans ce cas ?
— Nous pourrions, par exemple, effectuer notre rentrée dans l’espace normal trop prés du soleil du Lingane.
Elle ferma un moment les yeux pour réfléchir, puis dit :
— Vous ne pouvez pas savoir comme je me sens mieux.
— Après ce que je viens de vous dire ?
— Bien sûr. Dans ma couchette, je me sentais totalement perdue dans ce vide infini. Maintenant, je sais que nous allons dans une direction précise, et que ce vide est sous notre contrôle.
Biron était heureux de la voir tellement changée.
— Je me demande si nous le contrôlons vraiment.
— Mais si ! Je suis certaine que vous savez manier ce vaisseau.
« Après tout, se dit Biron, elle a peut-être raison. »
Artémisia s’était assise par terre en repliant ses longues jambes. Elle n’avait sur elle que de légers sous-vêtements, ce dont Biron était vivement conscient, bien qu’elle ne parût pas s’en apercevoir.
— Je me sentais tellement bizarre dans ma couchette, reprit-elle. Presque comme si je flottais. Ça me faisait peur aussi. Chaque fois que je me retournais, je faisais un petit bond, puis redescendais lentement, comme s’il y avait dans l’air des ressorts qui me retenaient.
— Vous n’étiez quand même pas dans une des couchettes du haut ?
— Oh si. En bas, je souffre de claustrophobie, avec un autre matelas à quelques centimètres au-dessus de ma tête.
Biron éclata de rire.
— Cela explique tout. La gravité du vaisseau diminue au fur et à mesure que l’on se rapproche de la coque. Dans la couchette du haut, vous pesez sans doute quinze ou vingt kilos de moins qu’en bas. Avez-vous jamais voyagé sur un grand paquebot spatial ?
— Une seule fois. En accompagnant papa à Tyrann, l’année dernière.
— Sur ces paquebots, c’est le contraire. La gravité est dirigée vers l’extérieur, et l’axe central du vaisseau est toujours le « haut », où qu’on se trouve. C’est pourquoi les moteurs de ces géants sont installés en apesanteur, dans un cylindre placé selon l’axe central.
— Il doit falloir une énergie folle pour maintenir une gravité artificielle ?
— Suffisamment pour alimenter une petite ville.
— Nous ne risquons pas de nous trouver à court de carburant ?
— Ne vous faites pas de bile pour cela. Les réacteurs des vaisseaux opèrent la conversion totale de la masse en énergie. Avant que nous soyons à court de carburant, la coque sera usée depuis longtemps.
Elle lui faisait face, et il remarqua qu’elle s’était démaquillée ; ce n’avait pas dû être facile, avec rien qu’un mouchoir et une goutte d’eau. Ce n’était d’ailleurs nullement à son désavantage ; sa peau fine et claire contrastait merveilleusement avec ses cheveux et ses yeux noirs. Biron remarqua également que son regard était à la fois doux et ardent.
Le silence déjà avait duré un petit peu trop longtemps. Il se hâta de dire quelque chose.
— Vous ne voyagez pas beaucoup, j’ai l’impression ? Puisque vous n’êtes allée qu’une seule fois en paquebot…
— C’était une fois de trop, dit-elle avec amertume. Si nous n’étions pas allés à Tyrann, cet ignoble chambellan… oh, je préfère ne pas en parler.
Biron n’insista pas.
— C’est plutôt rare, quand même ? Je veux dire, de voyager aussi peu ?
— Hélas, non. Père est toujours par monts et par vaux, visites officielles, inaugurations d’expositions agricoles ou autres, pose de premières pierres… Il fait en général un discours qu’Aratap écrit pour lui. Quant à nous autres, plus nous restons au Palais, plus les Tyranni sont contents. Pauvre Gillbret ! L’unique fois où il a quitté Rhodia, c’était pour représenter père au couronnement du Khan. Ils ne l’ont plus jamais laissé remettre les pieds sur un vaisseau.
Les yeux baissés, elle froissait d’un air absent la manche de Biron.
— Biron… dit-elle.
— Oui… Arta ?
Il avait eu du mal à se servir de ce diminutif, mais avait quand même fini par y réussir.
— Croyez-vous que l’histoire d’oncle Gil soit vraie ? Je me demande si elle ne sort pas de son imagination. Cela fait longtemps qu’il se morfond sous la tutelle des Tyranni, et il n’a jamais rien pu faire contre eux, sauf, bien entendu, ses petits trafics d’espionnage. Mais ce sont des enfantillages, et il le sait fort bien. Il a pu bâtir cette histoire au fil des années, et finir par y croire. Je le connais, vous savez.
— C’est bien possible, mais attendons la suite. Nous sommes en route pour Lingane, n’est-ce pas ?
Ils étaient si près qu’il aurait pu la prendre dans ses bras et l’embrasser.
Et il le fit.
Ce fut une rupture de continuité totale. L’instant d’avant, ils bavardaient de gravité artificielle et de Gillbret, et soudain, elle était dans ses bras, douce et soyeuse, et ses lèvres aussi étaient douces et soyeuses sur les siennes.
Son premier réflexe fut de dire qu’il était désolé, de trouver un tas d’excuses stupides, mais lorsqu’il s’éloigna un peu et voulut parler, elle n’eut aucun mouvement de retrait et resta blottie contre lui, les yeux toujours fermés.
Il ne dit donc rien du tout, mais l’embrassa de nouveau, et cette fois, il savait que c’était la meilleure chose qu’il pouvait faire.
Elle finit par parler, d’une voix rêveuse :
— Tu n’as pas faim ? Je vais faire réchauffer un peu de concentré et te l’apporter. Si tu veux dormir, ensuite, je jetterai un coup d’œil pour voir si tout va bien. Et… et je devrais quand même mettre quelque chose sur moi.
Au moment de sortir, elle se retourna.
— Une fois qu’on y est habitué, le concentré est vraiment très bon. Merci de nous en avoir procuré.
Curieusement, ce fut cela, plus encore que les baisers, qui consacra la paix entre eux.
Lorsque Gillbret arriva, bien plus tard, il ne manifesta aucune surprise en voyant Biron et Artémisia engagés dans une conversation à bâtons rompus. Il ne haussa pas non plus les sourcils en voyant que Biron avait passé son bras autour de la taille de sa nièce.
— Alors, Biron, dit-il. Quand faisons-nous le Saut ?
— Dans une demi-heure.
La demi-heure s’écoula lentement. Les commandes étaient préréglées. La conversation languit, puis s’éteignit.
L’heure zéro arrivée, Biron prit sa respiration, puis bascula un levier, en mettant toute son attention à ce qu’il faisait.
Ce ne fut pas comme sur le paquebot : le Sans Remords était un tout petit vaisseau. Biron se sentit basculer en arrière, et pendant une fraction de seconde, l’univers fut sur le point de s’écrouler.
Et tout redevint solide et rassurant.
Sur l’écran, les étoiles avaient changé. Biron fit tourner le navire sur lui-même, et la voûte de l’espace défila sous leurs yeux. Finalement, une étoile apparut, d’un blanc brillant ; une petite sphère brûlante, déjà bien plus qu’un point. Biron stabilisa le vaisseau et dirigea le télescope dans cette direction, en branchant le spectroscope.
Après l’avoir observé un moment, il rouvrit l’Ephéméride et consulta la colonne « caractéristiques spectrales ». Puis il se leva du fauteuil de pilotage.
— C’est encore trop loin ; il va falloir s’en approcher doucement. Mais de toute façon, c’est bien le soleil de Lingane.
C’était le premier Saut qu’il eût jamais effectué, et il était réussi.
L’Autarque de Lingane réfléchit ; ses traits impassibles et froids étaient tendus sous l’effort de la pensée.
— Et vous avez attendu quarante-huit heures pour m’en avertir.
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