A quoi bon perdre du temps à penser à elle, d’ailleurs ?
Le pire, c’était l’eau. Sur Tyrann, l’eau était rare, et les hommes connaissaient sa valeur. A bord, il y en avait à peine assez pour boire, du moins si le voyage était long. Un peu de sueur et de crasse ne faisait pas de mal aux soldats ; ils pouvaient attendre d’être sur une planète pour se laver. L’eau prend de la place, et il n’y a aucun moyen de la concentrer ou de la déshydrater, n’est-ce pas ?
Il y avait évidemment un système de distillation pour recycler les fluides organiques, mais une fois qu’il eut compris en quoi cela consistait, Biron préféra larguer les déchets sans tenter de récupérer leur contenu en eau. En théorie, c’était un procédé parfaitement judicieux, mais l’on ne s’habitue pas du jour au lendemain à ce genre de choses.
Comparé au premier, le second décollage fut un modèle de douceur. Par la suite, Biron passa un bon moment à expérimenter les commandes ; le tableau de bord était extrêmement compact et ne ressemblait que de très loin à celui des vaisseaux qu’il avait pilotés sur Terre. Chaque fois qu’il avait découvert la nature d’un bouton ou d’un cadran, il marquait des instructions sur un minuscule bout de papier qu’il collait sur le tableau de bord.
Gillbret entra dans la cabine de pilotage.
— Artémisia est dans la cabine, je suppose ? demanda Biron.
— Où voudriez-vous qu’elle soit, à moins de quitter le vaisseau ?
— Quand vous la verrez, dites-lui que je vais m’installer une couchette ici. Je vous conseillerais de faire de même ; ainsi, elle pourra disposer de la cabine. (Il ajouta entre ses dents :) Quelle enfant insupportable, quand elle s’y met !
— Vous aussi, vous avez vos mauvais moments… N’oubliez pas à quel genre de vie elle a été accoutumée.
— Et alors ? Moi aussi, j’ai l’habitude d’une vie de luxe. Je ne suis pas né dans un camp de mineurs, sur quelque astéroïde, mais dans le plus grand ranch de Néphélos. Nous sommes pris dans cette situation, et il faut nous en accommoder au mieux. Enfin, voyons ! je ne peux pas repousser les murs du vaisseau ! Il y a de la place pour telle quantité de nourriture et d’eau, et pas pour un seul gramme de plus. Il n’y a même pas de douche, je sais, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Elle s’en prend à moi comme si tout était de ma faute, comme si c’était moi qui avais fabriqué ce f… vaisseau !
Il s’était laissé emporter, mais crier lui faisait du bien.
La porte se rouvrit, et Artémisia apparut. Elle dit, sur un ton glacial :
— A votre place, Biron Farrill, je m’abstiendrais de crier. On vous entend dans tout le vaisseau.
— Ça m’est parfaitement égal, dit Biron. Et si vous ne vous plaisez pas ici, n’oubliez pas que, si votre père n’avait pas essayé de me faire tuer et de vous marier à qui vous savez, nous ne nous trouverions pas dans cette situation.
— Je vous interdis de parler de mon père.
— Je parlerais de qui je veux.
Gillbret se boucha les oreilles.
— Je vous en prie !
Cela coupa momentanément court à leur discussion.
— Si nous parlions plutôt de notre destination ? Il me paraît évident que, plus vite nous serons sortis de ce vaisseau, mieux nous nous porterons.
— Là, je suis d’accord avec vous, Gil. Pour moi, nous pouvons aller n’importe où, à condition que je n’aie plus à écouter les récriminations de cette dame.
L’ignorant totalement, Artémisia s’adressa à son oncle :
— Pourquoi ne pas quitter entièrement la région de la Nébuleuse ?
Biron intervint immédiatement :
— Cela vous arrangerait peut-être, mais en ce qui me concerne, je tiens à récupérer mon Ranch et à régler un ou deux détails concernant la mort de mon père. Je resterai donc dans des Royaumes.
— Je ne parlais pas d’un départ définitif, dit Artémisia, mais en attendant que les choses se soient un peu calmées. Je me demande d’ailleurs ce que vous comptez faire à propos de votre Ranch. Vous ne pourrez pas le récupérer tant que l’empire Tyrannien ne sera pas brisé, et je ne vous en pense pas capable.
— Ne vous inquiétez pas de mes projets. Cela ne regarde que moi.
— Puis-je faire une suggestion ? demanda Gillbret avec douceur.
Estimant que leur silence équivalait à un consentement, il poursuivit :
— Et si je vous disais où nous devrions aller, et ce que nous devrions faire, pour contribuer à briser l’Empire, précisément ?
— Ah vraiment ? Et comment vous proposez-vous d’y parvenir ? demanda Biron.
Gillbret sourit.
— Mon cher garçon, votre attitude m’amuse beaucoup. N’avez-vous donc pas confiance en moi ? A vous entendre, je ne suis capable de faire que des bêtises. C’est quand même grâce à moi que nous sommes sortis du Palais.
— Je le sais, et je suis tout prêt à vous écouter.
— Eh bien, écoutez-moi, alors. Depuis vingt ans, je guette l’occasion de leur échapper. Si j’avais été un simple citoyen, je l’aurais fait depuis longtemps, mais la malédiction de ma naissance m’interdit l’incognito. Et pourtant, si je n’avais pas été un Hinriade, je n’aurais pas été invité aux cérémonies du couronnement de l’actuel Khan de Tyrann, et n’aurais donc jamais découvert, par pur hasard, le secret qui, un jour, détruira ce même Khan.
— Continuez, dit Biron.
— Le voyage se fit, bien entendu, sur un navire de guerre Tyrannien. Assez semblable à celui-ci, mais plus grand. L’aller se déroula sans événement notable. Le séjour sur Tyrann eut ses moments amusants, mais fut également sans intérêt du point de vue qui nous intéresse. Pendant le trajet du retour, toutefois, un météorite nous a frappés.
— Comment ?
— Je sais parfaitement qu’un tel accident est hautement improbable. L’incidence des météorites dans l’espace, — et particulièrement dans l’espace interstellaire – est tellement faible que les chances de collision avec un vaisseau sont pratiquement nulles. Et pourtant, cela arrive, comme vous le savez. Et dans ce cas, c’est arrivé. Bien entendu, le moindre météorite, fût-il petit comme une tête d’épingle, peut traverser la coque de n’importe quel vaisseau, sauf peut-être si le blindage est exceptionnellement épais.
— Je sais, dit Biron. La force de l’impact est le produit de la masse multipliée par la vitesse. Et la vitesse compense largement la petitesse de la masse.
Il avait récité cela d’une voix monotone, comme une leçon bien apprise, tout en épiant Artémisia.
Elle s’était assise à côté de Gillbret, si près qu’ils se touchaient presque. Biron se surprit à penser qu’elle avait un profil ravissant, malgré sa coiffure quelque peu désordonnée. Elle avait ôté sa jaquette et, malgré l’absence de confort, son corsage duveteux était resté d’une blancheur immaculée.
Ah ! si seulement elle avait daigné se comporter d’une façon tant soit peu normale, ce voyage aurait pu être délicieux ! Hélas, personne n’avait jamais réussi à la dresser – certainement pas son père, en tout cas. Elle avait trop pris l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Si elle était née dans le peuple, elle serait sûrement devenue une créature adorable.
Il commençait à glisser dans une rêverie où il la maîtrisait et l’amenait à l’apprécier à sa juste valeur, lorsqu’elle se tourna vers lui et le regarda calmement dans les yeux. Biron se hâta de reporter son attention sur Gillbret. Il avait déjà manqué plusieurs phrases de ce que racontait le vieil homme.
— Je me demande toujours pourquoi l’écran protecteur n’a pas rempli sa fonction. Cela restera sans doute inexpliqué. Le météorite a frappé le vaisseau par le travers. Il était de la grosseur d’un petit galet, et le blindage l’avait suffisamment ralenti pour qu’il ne ressorte pas de l’autre côté. Cela n’aurait pas été grave, parce qu’une réparation provisoire peut être faite en un rien de temps.
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