Elle a eu l’air perplexe et haussé encore les épaules.
« Peux-tu leur dire pour les tantes, et leur demander ce qu’elles veulent faire ? »
Elle a hoché la tête, catégoriquement.
« Peux-tu leur demander de me parler ? J’ai peur de faire de la magie et de ses conséquences.
— Faire c’est faire », a dit une voix dans mon dos. J’ai fait volte-face et me suis retrouvée face à une fée que je n’avais jamais vue, toute marron et rugueuse comme une cupule de gland. Sa peau était toute en rides et en replis et elle n’avait pas la forme d’une personne, plutôt d’une vieille souche. La chose qui m’a étonnée est qu’elle avait parlé anglais, et c’est exactement ce qu’elle avait dit, ses mots exacts. Je suppose qu’elles sont assez cryptiques.
« Mais… et l’éthique, ai-je dit. Manipuler la vie des gens sans qu’ils le sachent ? Vous êtes peut-être capable de voir les conséquences de ce que vous faites, mais pas moi.
— Faire c’est faire », a-t-elle répété. Puis elle n’a plus été là, mais il y a eu un bruit sourd et là où elle s’était tenue il y avait une canne de la même couleur qu’elle, avec une poignée sculptée en forme de tête de cheval.
Je me suis penchée maladroitement pour la ramasser. Elle était juste de la bonne taille pour moi et la poignée se logeait confortablement dans ma main. Je me suis retournée vers Mor, mais elle aussi avait disparu. Le vent soufflait dans le val, faisant bruire les feuilles mortes, mais les lieux étaient vides de toute présence.
J’ai rapporté les deux cannes chez Grampar, celle de la fée et l’ancienne. Je vais laisser cette dernière, qui était de toute façon à lui, et garder celle de la fée. Je suppose qu’elle pourrait disparaître au petit matin, ou se changer en feuille ou n’importe quoi, mais je ne le pense pas. À son poids, ça semble improbable. Je dirai aux gens que c’était un cadeau de Noël. C’est d’ailleurs bien possible. Je l’aime bien.
Faire c’est faire.
Cela veut-il dire que peu importe que ce soit de la magie ou non, tout ce que vous faites a du pouvoir et des conséquences qui affectent les autres ? Parce que ça pourrait bien être le cas, mais je pense toujours que la magie est différente.
Cet après-midi, c’est la fête chez Leah.
De retour chez tante Teg. Mal à la tête. Je voudrais que l’eau n’ait pas si mauvais goût à Cardiff. J’avais apporté d’Aberdare une grande bouteille d’eau du robinet, mais j’ai tout bu.
Nous n’avons rien fait du tout aujourd’hui, nous sommes juste revenues à Cardiff, avons mangé du gâteau au chocolat et caressé Perséphone (le temps qu’elle a bien voulu) en lisant. C’était une bonne journée. Tante Teg a l’air aussi épuisée que moi.
La fête d’hier chez Leah était bizarre. Il y avait de la sangria, faite avec du vin rouge, du pamplemousse et des boîtes de cocktail de fruits, et plus tard on y a ajouté de la vodka. C’était dégoûtant et je crois que nous nous sommes tous bouché le nez en buvant. Je ne sais pas pourquoi je m’en suis donné la peine. J’étais ivre et je suppose qu’il valait mieux voir un peu flou que trop net, mais ça m’a rendue simplement stupide. Les gens font ça pour avoir une excuse, afin de pouvoir nier la responsabilité de leurs actes le lendemain. C’est horrible.
Je ne veux pas raconter ce qui s’est passé. De toute façon ce n’est pas important.
D’un autre côté, c’est un journal sincère et complet ou juste un déballage d’angoisses existentielles ?
Dès le début, ça a mal démarré. Nasreen portait un pull rouge identique au mien, quoique lui allant beaucoup mieux qu’à moi. « Nous sommes jumelles ! » a-t-elle gazouillé avec enthousiasme, puis elle s’est rendu compte de ce qu’elle disait et son visage s’est allongé d’un kilomètre.
Il s’est passé à peine neuf mois depuis que je suis partie d’ici. Nous avons toutes grandi pendant ce temps, et c’est comme si elles avaient appris de nouvelles règles et pas moi. C’est peut-être parce que j’étais ailleurs, ou peut-être que je lisais un livre sous le bureau quand on a expliqué comment on fait. Leah – et même Moira – portaient du fard à paupières et du rouge à lèvres. Moira a proposé de m’en mettre, et elle l’a fait, mais nous n’avons pas la même couleur de peau. J’ai normalement l’air d’une Européenne, mais quand on me met près de quelqu’un qui est vraiment blanc, et Moira est particulièrement pâle, on peut voir que la couleur sous-jacente de ma peau est jaune, pas rose. Chaque fois que l’une de nous avait un coup de soleil, Grampar disait que nous étions ridiculement pâles et que nous devrions épouser des Noirs pour donner une chance à nos enfants, et il avait raison – comparées à lui et au reste de la famille, nous étions très pâles. Je pense que vous n’auriez pas remarqué, si vous ne le saviez pas, que j’avais des ancêtres plus proches de la couleur de Nasreen que de celle de Moira. Bref, le maquillage de Moira avait l’air ridicule sur moi et j’ai tout enlevé.
Puis j’ai parlé d’Andrew avec Leah, pendant des heures, et ensuite pendant des heures avec Nasreen. Leah a dépassé cela, ou presque, et s’intéresse à un garçon plus vieux, Gareth, qui a une moto. Nasreen n’arrêtait pas de s’engueuler avec ses parents à propos d’Andrew et j’ai eu droit à un cours de rattrapage express. Andrew ne semble pas assez intéressant pour faire toutes ces histoires à son sujet, si vous voulez mon avis. Mais personne ne me l’a demandé, alors j’ai passé deux ou trois heures à parler de lui. Quand il est arrivé, ce que les parents de Leah avaient solennellement juré à ceux de Nasreen qu’il ne ferait pas, il a passé le reste de la soirée avec un bras sur son épaule, l’air gauche. Les parents de Leah étaient sortis jusqu’à onze heures pour aller au théâtre à Cardiff avec sa petite sœur.
Il y avait un certain nombre de personnes que je ne connaissais pas très bien. Un garçon a essayé de me passer un bras sur l’épaule et je l’ai laissé faire. Pourquoi pas, me suis-je dit, parce que j’avais alors déjà bu quelques verres de cette stupide sangria, avec ses grains de raisin et ses petits morceaux de pêche et de poire qui flottaient. Je trouvais agréable d’avoir quelqu’un près de moi qui me tenait chaud. C’était un des amis de Gareth, donc il devait avoir seize ou dix-sept ans. Il s’appelait Owen et, pour autant que je sache, il n’avait jamais lu un livre de sa vie et ne s’intéressait qu’aux motos, aux filles et à la musique. Il aime Clash, dont je n’ai jamais entendu parler, et Elvis Costello. Leah aussi doit aimer Elvis Costello, parce qu’elle passait un de ses disques très fort. Je ne suis pas vraiment au courant de l’actualité musicale, parce qu’on n’a pas le droit d’écouter de la musique à l’école. J’aime bien l’idée de Rock contre le racisme, mais je n’aime pas trop la musique elle-même. Owen m’a demandé ce que j’aimais comme musique et j’ai répondu Bob Dylan, ce qui l’a totalement déconcerté. J’ai bien vu qu’il avait entendu parler de Dylan, mais qu’il ne savait rien sur lui. Mais bon. Il a été un peu refroidi par ma canne et m’a laissée seule un moment après l’avoir vue – je me suis levée pour aller aux toilettes. Plus tard, Moira m’a assuré qu’il n’avait pas de petite amie, et « tu ne le trouves pas mignon ? » – rien à voir avec Wim, ai-je pensé, en plus Wim a un cerveau, lui.
Quoi qu’il en soit, quand Owen est revenu me trouver et a recommencé à me peloter, je me suis laissé faire. J’aimais ça, cette sensation. En fait, je sais que les autres font au moins semblant d’être amoureuses de leurs petits amis quand elles sortent avec eux. C’est une sorte de répétition de leurs relations adultes. Elles ont des accès de jalousie et jouent au grand amour. Je n’ai jamais voulu jouer à ce jeu. Owen ne me coupait pas le moins du monde le souffle, et je ne l’appréciais pas particulièrement. Mais il était chaud, solide et intéressé, et il me rendait désireuse de plus de contact physique. Et donc, quand il m’a proposé de me montrer sa moto, je l’ai suivi dehors. Ce n’était qu’une mob, 50 cm3, mais il en était très fier et il m’a raconté des tas de choses à son sujet. Je ne suis même pas sûre que son engin puisse monter une côte.
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