Nous allons voir Grampar demain. Ce n’est pas comme à la Toussaint, cette fois tante Teg aussi est en vacances. Il ne va pas être facile de trouver le temps d’aller voir les fées, mais elle part pour quelques jours au Nouvel An et je pourrai en profiter. Tante Teg n’est pas vieille, elle a seulement trente-six ans. Elle a un amoureux, un amoureux secret. C’est vraiment tragique, en fait, un peu comme dans Jane Eyre . Il est marié à une folle et ne peut pas divorcer parce qu’il est politicien, et de toute façon il se sent une obligation envers elle parce qu’il l’a épousée quand elle était jeune et jolie, et brillante. En fait, c’était l’amour d’enfance de tante Teg et il l’a embrassée en la raccompagnant le jour de son vingt et unième anniversaire. Puis il est allé à l’université et a rencontré sa femme folle, quoiqu’elle ne fût pas encore folle, et l’a épousée, et ce n’est que plus tard qu’il a compris qu’il aimait en réalité tante Teg depuis le début et il était alors clair que sa femme était folle. Je ne suis pas sûre que cette version soit tout à fait exacte. Par exemple, le père de sa femme était quelqu’un qui pouvait l’aider à avoir un siège au Parlement. Je me demande s’il n’y avait pas un peu d’intérêt personnel là-dedans. Et cela ruinerait-il vraiment sa carrière de divorcer pour se remarier ? Cela la ruinerait bien plus sûrement si sa liaison avec tante Teg venait à se savoir. Quoi qu’il en soit, elle dit qu’elle est heureuse comme ça, qu’elle aime vivre seule avec Perséphone et passer de temps en temps quelques jours avec lui.
Je suis allée l’aider à préparer le dîner. C’est fou le plaisir qu’il y a à nettoyer des champignons et à râper du fromage quand on n’en a pas eu l’occasion depuis longtemps. Après quoi manger ce que vous avez préparé, ou aidé à préparer, vous paraît toujours d’autant meilleur. Tante Teg fait le meilleur gratin de chou-fleur du monde.
C’est aussi très agréable de se détendre et de laisser les autres s’occuper un peu de vous.
L’année sera bientôt finie. Tant mieux. Elle a été pourrie. Peut-être que 1980 sera meilleure. Une nouvelle année. Une nouvelle décennie. Une décennie au cours de laquelle je grandirai et commencerai à accomplir des choses. Je me demande ce que les années quatre-vingt nous apporteront. Je me souviens juste de 1970. Je me rappelle être sortie dans le jardin et m’être dit que c’était 1970 et que cela me faisait penser à des drapeaux jaunes flottant au vent, je l’ai dit à Mor et elle a été d’accord, et nous avons dévalé le jardin bras écartés, en faisant semblant de voler. 1980 sonne plus rond, et marron. C’est drôle comme la sonorité des mots évoque des couleurs. Personne sauf Mor ne l’a jamais compris.
Grampar a apprécié l’éléphant, et tante Teg était vraiment ravie de sa robe de chambre. Elle a attendu pour ouvrir le paquet que nous soyons à Fedw Hir, où nous avons organisé un petit Noël autour du lit. Ils m’ont offert un gros pull rouge à col roulé, un savon pour la douche et un bon pour un livre. Je ne leur ai pas parlé du perçage d’oreilles. Ce n’est pas la peine qu’ils se tracassent pour rien. Il a déjà été légalement établi qu’ils n’ont aucun droit vis-à-vis de moi – le fait qu’ils m’ont élevée ne compte pour rien. N’importe quelle mère, si méchante soit-elle, et n’importe quel père, aussi lointain soit-il, c’est le tribunal qui décide, les tantes et grands-parents n’ont pas voix au chapitre.
Grampar déteste Fedw Hir, ça se voit, et il veut rentrer à la maison, mais je ne sais pas comment nous ferions alors qu’il ne peut pas marcher sans aide. Tante Teg parlait d’engager un infirmier pour le lever et le mettre au lit. Je ne sais pas ce que ça coûterait. Je ne sais pas comment on peut faire. Mais c’est un endroit si horrible. Ils sont censés lui fournir un traitement, mais ça n’a pas l’air de lui faire du bien. Les autres pensionnaires sont si nombreux à être clairement en train d’attendre de mourir. Ils ont l’air si désespéré. Et il était comme ça au début. Quand nous sommes entrés il était enfoncé dans le lit, je suppose pour faire une sieste, mais il avait l’air petit et pathétique et seulement à moitié vivant, ce n’était plus du tout lui-même.
Je lui ai parlé de l’époque où il nous apprenait à jouer au tennis et que nous montions dans les Brecon Beacons nous entraîner sur terrain inégal, ce qui faisait qu’après, quand nous nous retrouvions sur terrain plat, ça nous paraissait facile. Je me rappelle les alouettes qui chantaient dans le ciel et les bouquets de fougères et les drôles de roseaux en touffes que nous appelions des pousses de bambou. (Ce n’était pas du bambou, vraiment, mais nous avions un panda en peluche et nous jouions à les lui donner à manger.) Grampar était fier de voir comme nous courions vite et comme nous rattrapions bien la balle. Il avait toujours voulu un garçon, bien sûr. Ce n’est pas que nous voulions être des garçons, c’est simplement que les garçons s’amusent beaucoup plus. Nous adorions jouer au tennis.
Et je me dis que tout ça est perdu, tout ce temps à s’entraîner là-haut, parce que Mor est morte et que je ne peux pas courir, ni Grampar, plus maintenant. Sauf que ce n’est pas perdu, parce que nous nous en souvenons. Il faut faire les choses pour elles-mêmes, pas juste pour s’entraîner en vue d’un hypothétique avenir. Je ne vais jamais gagner Wimbledon ou courir aux Jeux olympiques (« Ils n’ont jamais eu de jumelles à Wimbledon », disait-il), mais je n’y serais jamais arrivée de toute façon. Je ne vais même pas jouer au tennis pour le plaisir avec mes amis, mais ça ne veut pas dire qu’y jouer quand je le pouvais était une perte de temps. Je voudrais l’avoir fait davantage quand je pouvais. Je voudrais avoir couru partout chaque fois que j’en ai eu l’occasion, couru à la bibliothèque, couru dans la vallée, couru dans l’escalier. Oui, bon, nous courions presque tout le temps dans l’escalier. Je pense à ça en me hissant dans l’escalier de l’immeuble de tante Teg. Les gens qui peuvent courir dans l’escalier devraient monter en courant. Et ils devraient courir les premiers , afin que je puisse clopiner derrière eux sans avoir l’impression de les ralentir.
Nous sommes passées voir tante Olwen, puis oncle Gus et tante Flossie. Elle m’a donné un bon pour un livre et lui un billet d’une livre. Je n’ai pas pardonné à oncle Gus d’avoir dit ce qu’il a dit, mais j’ai pris l’argent et j’ai dit merci. Je l’ai mis dans la poche arrière de mon porte-monnaie, ce sera le début de ma réserve d’urgence. Il y a un fauteuil très confortable chez tante Flossie. Sinon, je trouve tous les sièges très malcommodes. Je ne sais pas pourquoi les gens les font si bas. Les chaises de bibliothèque sont toujours d’une hauteur idéale.
Dimanche 30 décembre 1979
Ma jambe va un peu mieux, Dieu merci. En fait, elle allait assez bien pour que, alors que je me rendais à pied jusqu’à l’arrêt d’autobus, une femme qui se mêlait de ce qui ne la regarde pas me demande pourquoi j’avais besoin d’une canne, à mon âge. « C’était un accident de voiture », ai-je dit, ce qui généralement cloue le bec des gens, mais pas le sien.
« Vous ne devriez pas vous en servir, vous devriez essayer de vous débrouiller sans. Il est évident que vous n’en avez pas vraiment besoin. »
Je continuai mon chemin en l’ignorant, mais je tremblais. Je peux donner l’impression que je n’en ai pas besoin, quand je marche sur terrain plat, mais j’en ai besoin quand je dois attendre debout immobile, et elle m’est indispensable pour les escaliers et en terrain accidenté. En plus, je ne sais jamais d’une minute à l’autre si je vais aller comme aujourd’hui ou comme hier, quand je pouvais à peine m’appuyer sur ma jambe.
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