En arrivant à Shrewsbury, au lieu d’aller à la gare, elle s’est garée devant une bijouterie avec dans la vitrine un écriteau qui disait PERÇAGE D’OREILLES. « Nous avons juste le temps avant le train, dit-elle. J’ai apporté tes boucles.
— Je vais hurler, ai-je dit. Pour me faire entrer là-dedans, il faudra me traîner de force.
— Je voudrais que tu ne sois pas aussi idiote », a dit Anthea, de ce ton « plus peiné que fâché » qu’utilisent les adultes.
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ignorais ce qu’elle savait, si elle savait pourquoi je résistais. Il me semblait, et il me semble toujours, qu’il valait mieux autant que possible ne rien dire. Si je commençais à parler de magie, non seulement elle saurait, mais elle aurait toutes les raisons de dire à Daniel que j’étais dérangée.
« Je ne veux absolument pas avoir les oreilles percées », ai-je dit aussi fermement que possible. Je me suis cramponnée à mon sac, qui était posé sur mes genoux et qui m’aidait à me concentrer. « Je ne veux pas mal me conduire, je ne veux pas faire une scène dans la rue ou dans la boutique, mais je le ferai s’il le faut, tante Anthea. »
Tout en parlant, j’ai posé une main sur le levier d’ouverture de la porte, prête à bondir s’il le fallait. J’avais un autre sac dans le coffre, avec des livres et quelques vêtements, mais tout ce dont j’avais vraiment besoin était dans mon sac sur mes genoux. Je regretterais de perdre certains livres, mais on peut toujours en racheter au besoin. Heinlein dit qu’il faut être prêt à abandonner ses bagages et je l’étais. Je sais que je ne peux littéralement pas courir, mais je me disais que si je sautais de la voiture et partais en clopinant dans la rue, elle devrait me poursuivre et il pourrait y avoir des gens qu’elle connaissait et qu’elle serait gênée. Il y avait déjà quelques personnes dehors, bien qu’il soit très tôt. Si on en venait à vraiment se battre, pour le moment elle était seule. J’avais peut-être une patte folle, mais ça voulait aussi dire que j’avais une canne.
Nous sommes restées un moment comme ça, puis elle a grimacé, a tourné la clef et a démarré. Une fois à la gare, elle m’a acheté un aller-retour, puis m’a embrassée sur la joue et m’a dit de passer un bon séjour. Elle ne m’a pas accompagnée sur le quai. Elle avait l’air… je ne sais pas. Je pense qu’elle n’a pas l’habitude d’être contrecarrée.
La magie n’est pas mauvaise en soi. Mais elle semble faire terriblement de tort à ceux qui la pratiquent.
Vendredi 28 décembre 1979
Le temps que le train arrive à Cardiff, il pleuvait et l’euphorie du givre sur les lointaines collines s’était perdue dans la pluie sur la ville. Tante Teg n’était pas à la gare pour m’attendre. Je me dis qu’elle devait être tellement fâchée que je ne sois pas venue l’aider le jour de Noël qu’elle ne voulait pas me voir du tout. Je suis sortie de la gare, me suis dirigée vers la station de bus pour trouver celui qui remontait la vallée et me suis aperçue que je n’avais toujours que 24 pence, deux pièces de 10 et deux de 2, dans mon porte-monnaie, grosses comme des roues de charrette et tout aussi inutiles. Je ne voyais pas comment je pourrais trouver plus d’argent. J’en ai un peu sur un compte à la poste, mais je n’avais pas mon livret. Il y a quelques personnes à qui j’aurais pu en emprunter, mais personne qui se soit trouvé à la gare de Cardiff aujourd’hui à l’heure du déjeuner sous la pluie. Et ma stupide jambe me faisait de nouveau souffrir. Par chance, avant d’en être arrivée au point de faire de l’auto-stop, ce que j’avais déjà fait, mais uniquement quand je m’étais sauvée, j’ai vu la petite voiture orange de tante Teg s’engager dans le parking. J’ai clopiné lentement pour l’intercepter avant qu’elle mette des pièces dans l’horodateur. Elle a été ravie de me voir et ne m’a fait aucun reproche. Elle pensait que j’arriverais par le train suivant. J’avais probablement pris le précédent parce qu’Anthea avait été en avance pour avoir le temps de me faire percer les oreilles.
C’est la deuxième fois, la deuxième d’affilée , que je descends d’un train, qu’on ne m’attend pas et que je m’aperçois que je ne peux pas me débrouiller. Il faut que j’arrête de faire ça. Je dois mieux m’organiser et il me faut plus d’argent. Je dois garder une réserve d’urgence dans mon sac. Dès que je le pourrai, je mettrai de côté au moins un billet de 5 livres. Et je devrais peut-être aussi garder une livre dans la poche arrière de mon porte-monnaie, au cas où je dépenserais le premier. Je devrais peut-être aussi commencer à économiser de l’argent pour une éventuelle fugue. Ça serait merveilleux d’avoir ma vie suffisamment en ordre pour ne pas en avoir besoin, mais regardons les choses en face, je n’en suis pas encore là.
Tante Teg vit dans un petit appartement moderne d’un coquet lotissement récent. Il a été construit il y a environ dix ans, je pense. Il y a quelques boutiques en arc de cercle, dont une excellente boulangerie-pâtisserie, et des petits immeubles de trois étages, séparés par des pelouses. Elle habite au premier étage. Ce n’est pas… je veux dire, je détesterais vivre là. C’est très neuf et propre et beau mais ça n’a pas de caractère, les pièces sont toutes rectangulaires et les plafonds très bas. Je pense que tante Teg l’a choisi parce que c’était quelque chose qu’elle pouvait se payer à l’époque et que l’endroit était sûr pour une femme seule. Ou peut-être parce qu’elle voulait faire du lieu où elle habitait quelque chose de vraiment différent de la maison, avec des meubles modernes et pas de magie. Logiquement, raisonnablement, elle a toujours associé la magie, les fées et toutes ces choses à ma mère, qui a quatre ans de plus qu’elle. Tante Teg ne veut donc rien avoir à faire avec ça, pas plus qu’avec Liz. Elle vit toute seule avec Perséphone, une chatte magnifique, mais incroyablement gâtée. Perséphone sort par la fenêtre, saute sur l’auvent de l’entrée et de là sur le sol. Mais elle ne peut pas rentrer de la même façon et donc elle remonte par l’escalier et miaule devant la porte.
J’aime cet appartement et en même temps je ne l’aime pas. Je l’admire d’être si propre et net, avec ses profonds canapés Habitat marron (trop bas pour moi, surtout aujourd’hui) et ses tables peintes en bleu. Je vois bien que les bouches de chaleur sont efficaces. Quand tante Teg l’a acheté, peu avant la mort de Gramma, nous avons été terriblement impressionnées par sa modernité. Mais en vérité je préfère les objets anciens, le désordre et les cheminées, et je soupçonne tante Teg de les préférer aussi, même si rien ne le lui fera avouer.
« Ma » chambre ici est petite, avec un lit et des étagères pleines des livres d’art de tante Teg. Au mur, il y a deux superbes images de Hokusai, qui font manifestement partie d’une série. La première représente deux Japonais à l’air terrifié qui se battent contre une pieuvre géante ; l’autre, les deux mêmes hommes riant et se taillant un chemin à travers une gigantesque toile d’araignée. Je ne connais pas leurs noms ni leur histoire, mais ils ont beaucoup de personnalité et j’aime les regarder en imaginant leurs autres aventures. Mor et moi avions l’habitude de nous raconter ce qui leur arrivait. Tante Teg les a achetées à Bath, en même temps que la couverture marocaine beige et marron accrochée au mur du salon.
Tandis que je suis allongée là à écrire, Perséphone vient de temps en temps miauler à la porte pour entrer dans ma chambre. Si je n’ouvre pas, elle insiste. Si je me lève et clopine jusqu’à la porte, chaque pas représentant pour moi une petite victoire, elle entre, me regarde d’un air dédaigneux, puis fait demi-tour et s’en va. C’est une écaille de tortue avec le menton et le ventre blanc. Elle voit les fées – à Aberdare où il y a des fées, évidemment, pas ici. Je l’ai vue les regarder et se retourner avec pour elles le même air de dédain que pour moi, tout en les surveillant pour être sûre qu’elles ne vont rien faire. Tante Teg a peint un tableau d’elle couchée devant la couverture marocaine – leurs couleurs vont très bien ensemble – où elle a l’air du plus adorable et gentil des chats. En réalité, elle aime qu’on la caresse environ trente secondes, après quoi elle se retourne contre vous et vous attaque la main. J’ai été mordue et griffée par Perséphone plus que par tous les autres chats du monde réunis, et tante Teg a souvent des marques sur les poignets. Cela dit, elle l’adore et lui parle comme à un bébé. « C’est qui le meilleur ? Qui c’est le meilleur chat du monde ? » Elle pourrait concourir pour le plus beau, avec son magnifique pelage et son port aristocratique, mais je pense que le meilleur chat aurait des bonnes manières.
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