— Très bien ! fit l’homme en noir en grimaçant. Très bien ! Au travail !
Il se mit à cracher au visage de Nort, en visant avec précaution. Le crachat miroitait sur le front du cadavre, perlait au bout de son nez lisse.
Sous le bar, les mains d’Allie accélérèrent la cadence.
Sheb se mit à rire, comme un dément, plié en deux. Il se mit à cracher des glaires, d’énormes amas gluants, et jura violemment. L’homme en noir approuva bruyamment et lui tapa dans le dos. Sheb eut un grand sourire, qui laissa étinceler une dent en or.
Certains se défilèrent. D’autres formèrent un large cercle autour de Nort. Son visage, et les plis en fanons de son cou et de sa poitrine scintillaient — à cause de ce liquide si précieux dans ce pays si sec. Et, soudain, la pluie de crachats stoppa, comme obéissant à un signal. On entendit une respiration, lourde et irrégulière.
L’homme en noir bondit brusquement en travers du corps, en un arc souple. Une pose splendide, comme un jet d’eau. Il se réceptionna sur les mains, sauta sur ses pieds en un coup de rein, sans se départir de son rictus, puis repassa par-dessus le cadavre. L’un des spectateurs s’oublia, se mit à applaudir, puis s’éloigna soudain à reculons, les yeux embués de terreur. Il plaqua une main tremblante devant sa bouche et courut vers la porte.
Nort sursauta à la troisième cabriole de l’homme en noir.
Un son s’éleva dans l’assemblée — un grognement —, puis ce fut le silence total. L’homme en noir renversa la tête en arrière et hurla. À chaque inspiration, sa poitrine se soulevait en un mouvement rapide, comme à vide. Il se mit à aller et venir au-dessus du corps de Nort à une cadence plus soutenue, se coulant sur lui comme de l’eau passant d’un verre à l’autre, encore et encore. Le seul son audible dans la salle était le grincement déchirant de sa respiration, scandé par la pulsation de l’orage qui s’amplifiait.
Puis vint le moment où Nort inspira profondément, une inspiration sèche. Ses mains se mirent à s’agiter et à frapper la table vainement. Sheb poussa un cri perçant et sortit. L’une des femmes le suivit, les yeux écarquillés et la guimpe qui tournoyait.
L’homme en noir se coucha encore une fois, deux fois, trois fois. À présent, le corps sur la table vibrait, tremblait convulsivement, se contorsionnait comme une grosse poupée pourtant sans vie, mais animée par un monstrueux mécanisme dissimulé en son sein. Un relent mêlé de pourriture, d’excréments et de moisi s’éleva en vagues suffocantes. Puis vint le moment où ses yeux s’ouvrirent.
Allie sentit ses pieds transis et engourdis la propulser en arrière. Elle se cogna au miroir, ce qui le fit trembler, et une panique aveugle s’empara d’elle. Elle bondit comme un cabri.
— Le voilà, votre miracle, lui lança l’homme en noir. Je vous l’ai donné. Désormais vous pourrez dormir tranquille. Même ça, ce n’est pas irréversible. Bien que ce soit… foutrement… drôle !
Et il se remit à rire. Le son s’estompa lorsqu’elle bondit dans l’escalier, mais ne se tut que lorsqu’elle eut verrouillé derrière elle la porte du couloir qui menait aux trois chambres au-dessus du bar.
Alors un gloussement nerveux la reprit et elle se mit à se balancer d’avant en arrière, près de la porte. Son rire s’intensifia, comme une mélopée funèbre venant se mêler au vent gémissant. Elle ressassait mentalement le bruit qu’avait fait Nort en revenant à la vie — le bruit d’un poing martelant aveuglément le couvercle d’un cercueil. Quelles pensées pouvait-il bien rester dans ce cerveau réanimé ? Qu’avait-il vu, dans la mort ? Que se rappellerait-il ? Voudrait-il le raconter ? Les secrets de la tombe l’attendaient-ils en bas de cet escalier ?
Elle se rendit compte que le plus horrible, dans toutes ces questions, c’était cette partie d’elle qui avait tellement envie de savoir.
Au-dessous d’elle, Nort errait à l’aveuglette dans l’orage, à la recherche d’herbe. L’homme en noir, seul client restant dans le bar, le regarda peut-être partir, avec peut-être sur les lèvres son immuable rictus.
Lorsqu’elle se força à redescendre ce soir-là, portant dans une main une lampe et dans l’autre une lourde bûche de bois de chauffe, l’homme en noir avait disparu, avec son véhicule. Mais Nort était là, assis à la table près de la porte, comme s’il ne l’avait jamais quittée. Il sentait de nouveau l’herbe, mais pas aussi fort qu’elle l’aurait cru.
Il leva les yeux vers elle et esquissa un pauvre sourire.
— Salut, Allie.
— Salut, Nort.
Elle posa la bûche par terre et entreprit d’allumer les lampes, sans lui tourner le dos.
— Dieu m’a touché, dit-il au bout d’un moment. J’vais plus mourir, tu sais. Il me l’a dit. Il a promis.
— Je suis bien contente pour toi, Nort.
L’allumette qu’elle tenait glissa entre ses doigts tremblants, mais elle la rattrapa.
— Je voudrais arrêter de chiquer de l’herbe. Ça m’plaît plus. C’est pas bien, pour un homme qui a été touché par Dieu, de chiquer de l’herbe.
— Alors pourquoi tu n’arrêtes pas ?
Elle était tellement exaspérée qu’elle le regardait de nouveau comme un homme, non plus comme un miracle infernal. Tout ce qu’elle voyait, c’était un spécimen plutôt triste, seulement à moitié drogué, avec un air honteux de chien battu. Elle ne pouvait plus avoir peur de lui.
— Je tremble, fit-il. Et je suis en manque. Je peux pas arrêter. Allie, toi qu’as toujours été bonne pour moi…
Il se mit à sangloter.
— Je peux même pas m’empêcher de me pisser dessus. Qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je suis ?
Elle s’approcha de la table et s’arrêta, hésitante.
— Il aurait pu faire en sorte que j’sois plus en manque, dit-il à travers ses larmes. Il pouvait bien faire ça, s’il a pu me faire revivre. J’me plains pas, hein… je veux pas m’plaindre…
Il parcourut la salle du regard, l’air égaré, et murmura :
— Sinon il pourrait me tuer d’un coup.
— C’est peut-être une blague. Il avait l’air d’avoir un sacré sens de l’humour.
Nort attrapa sous sa chemise son petit sac et en sortit une poignée d’herbe. Sans réfléchir, elle lui frappa le poignet pour la lui faire lâcher, puis retira sa main, horrifiée.
— J’y peux rien, Allie, c’est plus fort que moi.
Avec ses manières d’infirme, il alla piocher dans le sac. Elle aurait pu l’en empêcher, mais elle ne se donna pas la peine. Elle retourna allumer les lampes, déjà fatiguée alors que la soirée commençait à peine. Mais personne ne vint ce soir-là, à part le vieux Kennerly, qui avait tout raté. Il ne parut pas surpris outre mesure de voir Nort. Peut-être quelqu’un lui avait-il dit ce qui s’était passé. Il commanda une bière, demanda où était Sheb, et la pelota.
Plus tard, Nort vint la trouver et lui tendit un morceau de papier plié d’une main tremblante, indigne d’être en vie.
— Il a laissé ça pour toi, dit-il. J’ai failli oublier. Si j’avais oublié, i’s’rait revenu et il m’aurait tué, tu peux en être sûre.
Le papier était précieux, une denrée à chérir, pourtant elle n’aimait pas le contact de celui-là. Il était lourd, désagréable au toucher. Dessus, un seul mot :
— Comment il a su mon nom ? demanda-t-elle à Nort, et Nort se contenta de hocher la tête. Elle ouvrit le papier et le lut :
Vous vouliez en savoir plus sur la Mort. Je lui ai laissé un mot. Ce mot, c’est DIX-NEUF. Si vous lui dites ce mot, son esprit s’ouvrira. Il vous dira ce qu’il y a au-delà. Il vous dira ce qu’il a vu.
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