— Mais ça n’est pas tout à fait exact, avait dit l’homme en noir, en jetant sa cigarette dans les restes du feu de camp. Personne ne veut t’investir d’un quelconque pouvoir, pistolero ; il est tout simplement en toi , et je suis bien obligé de te dire que c’est en partie grâce au sacrifice de ce garçon, et en partie parce que c’est la loi, la loi naturelle des choses. L’eau doit descendre la colline, et toi tu dois savoir. Tu en tireras trois, d’après ce que je vois…, mais je ne m’en soucie guère, et je ne souhaite pas savoir.
— Le trois, murmura le Pistolero, repensant à l’Oracle.
— Et c’est là que commence la rigolade ! Mais, d’ici là, j’aurai disparu depuis longtemps, pistolero. Mon rôle est terminé, à présent. La chaîne demeure entre tes mains. Veille à ce qu’elle ne s’enroule pas autour de ton cou.
Sous l’emprise d’une force extérieure à lui, Roland dit :
— Il te reste encore une chose à dire, n’est-ce pas ?
— Oui, fit l’homme en noir et il sourit de ses yeux sans profondeur, tout en tendant une main vers le Pistolero.
— Que la lumière soit.
Et la lumière fut, et cette fois c’était une bonne lumière.
Roland se réveilla près des ruines du feu de camp, et il avait vieilli de dix ans. Sa chevelure noire s’était raréfiée aux tempes et elle avait pris les reflets gris de la toile d’araignée à la fin de l’automne. Les rides de son visage s’étaient creusées, sa peau était plus rêche.
Ce qu’il restait du bois qu’il avait transporté semblait s’être pétrifié, et l’homme en noir n’était plus qu’un squelette riant dans une robe noire en décomposition, un peu plus d’os dans cet ossuaire géant, un crâne de plus dans ce golgotha.
Mais est-ce vraiment toi ? se demanda-t-il. J’ai des doutes, Walter o’Dim… J’ai des doutes, Marten-qui-fut.
Il se leva et regarda autour de lui. Puis, dans un mouvement vif et soudain, il tendit la main vers les restes de son compagnon de la nuit passée (s’il s’agissait bien de ceux de Walter), une nuit qui par une ruse inconnue avait duré dix ans. Il en cassa la mâchoire hilare et la fourra négligemment dans la poche gauche de son jean — en remplacement de celle perdue sous les montagnes ; une bonne affaire.
— Combien de mensonges m’as-tu racontés ? demanda-t-il.
Beaucoup, il n’en doutait pas, mais il s’y était mêlé de la vérité, ce qui en faisait de bons mensonges.
La Tour. Quelque part, devant, elle l’attendait — l’essence même du Temps, l’essence de la Proportion.
Il repartit vers l’ouest une nouvelle fois, tournant le dos au lever du soleil, se dirigeant vers l’océan, prenant conscience qu’une grande page de sa vie venait de se tourner.
— Je t’aimais, Jake, dit-il à voix haute.
Son corps finit par se dérouiller et il se mit à marcher plus rapidement. Avant le soir, il avait atteint la fin de la terre. Il s’assit sur la plage qui s’étendait à droite et à gauche, à perte de vue, déserte. Les vagues venaient s’écraser inlassablement sur le rivage, martelant, martelant encore. Le soleil couchant peignait sur l’eau une large bande de pyrite.
C’est là que le Pistolero resta assis, le visage vers le ciel, dans la lumière mourante. Il rêva ses rêves à lui et regarda les étoiles se lever ; sa détermination n’avait pas fléchi, son cœur ne chancelait pas. Ses cheveux, plus fins à présent et grisonnants aux tempes, voletaient autour de sa tête ; les pistolets incrustés de bois de santal de son père pendaient inertes contre ses hanches. Il était seul, mais pour lui la solitude n’avait rien de mauvais ou d’ignoble. L’obscurité tomba et le monde changea. Le Pistolero attendit que vînt le temps de tirer les cartes et s’abîma dans ses longs rêves de la Tour Sombre, de laquelle il s’approcherait un jour dans le crépuscule, sonnant son cor, pour y livrer quelque bataille ultime et inimaginable.
FIN
Pour plus d’informations sur la question des Conneries, voir Écriture, du même auteur.
Groupe d’individus liés par le destin.
J’en veux pour preuve l’exemple suivant : dans la précédente version du Pistolero, la ville s’appelle Farson. Dans les volumes suivants, il se trouve que c’est devenu le nom d’un homme, celui de John Farson, le rebelle, qui œuvre à la chute de Gilead, la ville-État dans laquelle Roland a grandi.
Dans le texte original, les termes sont Haven (le havre) et Heaven (le paradis). (N.d.T.)
En français dans le texte. (N.d.T.)