Mais pas encore. Elle leva les yeux vers lui.
— Mais méfie-toi de ce Kennerly. Quand il ne sait pas quelque chose, il l’invente.
— Merci, Allie.
Il sortit, et elle se tourna vers l’évier, sentant sur ses joues le sillage doux et chaud de ses larmes de gratitude. Depuis quand n’avait-elle pas entendu de remerciements ? De remerciements de quelqu’un qui comptait ?
Kennerly était un vieux satyre édenté et déplaisant, qui avait enterré deux femmes et qui croulait sous le nombre de ses filles. Deux d’entre elles, tout juste adolescentes, espionnèrent le Pistolero, tapies dans les ombres poussiéreuses de l’écurie. Un bébé bavait joyeusement dans la crasse. Une autre fille, pleinement formée quant à elle, blonde, sale et sensuelle, l’observa avec une curiosité inquisitrice, tout en tirant de l’eau de la pompe qui gémissait, à côté de la grange. Son regard attira celui du Pistolero, elle se pinça les tétons entre les doigts, lui adressa un clin d’œil et se remit à pomper.
Le palefrenier vint l’accueillir à mi-chemin de la porte de son établissement. Son attitude hésitait entre une sorte d’hostilité haineuse et une servilité lâche.
— J’en ai pris soin, z’avez pas à vous inquiéter pour ça, lança-t-il.
Et, avant que le Pistolero ait pu répondre, Kennerly se tourna vers sa fille, le poing dressé, comme un misérable coq tout maigrelet.
— Tu rentres, Soobie ! Tu vas me foutre le camp à la maison, oui !
Soobie se mit à traîner son seau d’un air morne vers la cabane jouxtant l’écurie.
— Au sujet de ma mule, reprit le Pistolero.
— Oui, sai. Ça faisait un bail que j’en avais pas vu, surtout de c’te qualité — deux yeux, quatre pattes…
Et ses traits se plissèrent de manière inquiétante, en une expression de douleur extrême, ou bien visant à souligner une bonne blague. Le Pistolero pencha pour la seconde solution, bien que son propre sens de l’humour fût minime, voire inexistant.
— Y avait une époque où on en avait tellement qu’on devenait dingue, poursuivit Kennerly, mais le monde a changé. Depuis, j’ai rien vu d’autre que quelques bœufs mutants, et puis les chevaux de la diligence et… Soobie, je vais te coller une raclée, nom de Dieu !
— Je ne mords pas, fit le Pistolero d’un ton aimable.
Kennerly s’inclina bassement et fit un grand sourire. Le Pistolero vit très distinctement la pulsion de meurtre dans ses yeux et, bien que ne la craignant pas, il en prit note comme on corne la page d’un livre, parce qu’elle contient des instructions qui pourraient se révéler précieuses.
— C’est pas vous. Mon Dieu, non, c’est pas vous — il accentua le sourire —, c’est juste qu’elle est empotée de nature. Elle a le démon en elle. Elle est dingue.
Son regard s’assombrit.
— C’est bientôt les Temps Derniers, monsieur. Vous savez comment c’est, dans la Bible. Les enfants qui obéissent plus à leurs parents, et alors un fléau qui s’abat sur la multitude. Y a qu’à écouter la prêtresse pour le savoir.
Le Pistolero acquiesça d’un signe de tête, puis désigna le sud-est.
— Il y a quoi, par là-bas ?
Kennerly sourit de nouveau, découvrant ses gencives et quelques ravissantes dents jaunes.
— Des frontaliers. De l’herbe. Le désert. Quoi d’autre ?
Il gloussa, et jaugea froidement le Pistolero du regard.
— Grand comment, le désert ?
— Grand.
Kennerly tenta de prendre un air sérieux, comme s’il répondait à une question sérieuse.
— Je dirais mille roues. Peut-être deux mille. Je peux pas vous dire, monsieur. Y a rien là-bas, à part l’herbe du diable et peut-être bien des démons. Y paraîtrait qu’y aurait un anneau de parole, avec un démon, mais c’est sûrement un mensonge. C’est par là qu’il est parti, l’autre gars. Celui qu’a remis Norty debout quand il était malade.
— Malade ? J’ai entendu dire qu’il était mort.
Kennerly garda le sourire.
— Euh, ben, peut-être bien. Mais on n’est plus des gamins, pas vrai ?
— Mais vous croyez bien aux démons.
Kennerly eut l’air offensé.
— Ça a rien à voir. La prêtresse dit que…
Il se mit à palabrer et à débiter des inepties. Le Pistolero retira son chapeau et s’épongea le front. Le soleil tapait fort, sans relâche. Kennerly ne paraissait pas s’en apercevoir. Kennerly avait plein de choses à raconter, dont pas une n’était sensée. Dans l’ombre étroite le long de la grange, la petite fille s’étalait d’un air grave de la terre sur la figure.
Le Pistolero finit par s’impatienter et interrompit l’autre en pleine logorrhée.
— Vous ne savez pas ce qu’il y a au-delà du désert ?
Kennerly haussa les épaules.
— Y en a peut-être qui savent. La diligence est passée dans ce coin-là, y a cinquante ans. C’est mon paternel qui m’l’a dit. Il disait que c’était des montagnes. D’autres disent que c’est l’océan… un océan vert avec des monstres. Y en a aussi qui disent que c’est là qu’le monde finit. Qu’il y a que des lumières qui rendent aveugle et le visage de Dieu, la bouche ouverte, prêt à nous avaler.
— Balivernes, fit sèchement le Pistolero.
— Pour sûr, répliqua Kennerly dans un petit cri joyeux.
Il eut à nouveau un mouvement veule, entre la haine, la peur et le désir de plaire.
— Veillez à ce qu’on s’occupe de ma mule.
Il fit tournoyer une autre pièce dans l’air, que Kennerly attrapa au vol. On dirait un chien se jetant sur une balle, se dit le Pistolero.
— Bien sûr. Vous restez un peu ?
— Ça n’est pas impossible. Il y aura de l’eau…
— … si Dieu le veut ! Pour sûr, pour sûr !
Kennerly y alla d’un rire sans joie, et dans ses yeux le Pistolero gisait raide mort à ses pieds.
— Elle est plutôt gentille, quand elle veut, notre Allie, pas vrai ?
Le palefrenier fit un cercle avec son poing gauche et fit aller et venir son index droit à l’intérieur.
— Vous avez dit quelque chose ? demanda le Pistolero d’un air distant.
Une terreur soudaine voila le regard de Kennerly, comme des lunes jumelles venant masquer l’horizon. Il se mit les mains derrière le dos, comme un vilain garnement pris les mains dans le pot de confiture.
— Non, sai, rien du tout. Et, si j’ai dit quelque chose, j’en suis bien désolé.
Du coin de l’œil, il aperçut Soobie à la fenêtre et se précipita sur elle comme un cyclone.
— Je vais te la mettre tout d’suite, ta raclée, espèce de petite pute ! Nom de Dieu ! Je m’en vais te…
Le Pistolero s’éloigna, conscient de ce que Kennerly s’était retourné pour le regarder partir, conscient qu’il pouvait très bien se retourner et saisir, distillée sur le visage du palefrenier, une émotion sincère et sans mélange. Mais pourquoi se donner cette peine ? Elle était brûlante, cette émotion, il en connaissait le nom d’avance : de la haine à l’état pur. La haine de l’étranger. Il avait pris tout ce que cet homme avait à offrir. La seule chose certaine concernant le désert, c’était sa taille. La seule chose certaine concernant cette ville, c’était qu’elle n’avait pas révélé tous ses secrets. Pas encore.
Il était couché avec Allie lorsque Sheb ouvrit la porte d’un coup de pied et entra avec le couteau dans la main.
Ça faisait quatre jours, quatre jours qui avaient filé dans une sorte de brouillard, entre veille et sommeil. Il mangeait. Il dormait. Il couchait avec Allie. Il découvrit qu’elle jouait du violon, et il la fit jouer pour lui. Elle s’asseyait près de la fenêtre dans la lumière laiteuse de l’aube, elle n’était qu’un profil et elle jouait, de façon hésitante, un morceau qui aurait pu être bon si elle s’était entraînée plus.
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