— Pas ce soir, en tout cas.
— Qui est-ce ? fit-il en désignant le mangeur d’herbe.
— Allez vous faire foutre. Sai.
— J’ai besoin de savoir, répondit le Pistolero sur un ton patient. Il…
— Il vous a parlé bizarrement, fit-elle. Nort a jamais parlé comme ça de toute sa vie.
— Je cherche un homme. Vous l’avez forcément remarqué.
Elle le dévisagea. La colère la quittait peu à peu. Elle fut remplacée par de la spéculation, puis par cette lueur vive et humide qu’il avait déjà vue. La bâtisse branlante émit pour elle-même un craquement pensif. Au loin, un chien aboya, rappelant plutôt un âne en train de braire. Le Pistolero attendit. Elle vit qu’il savait, et la lueur céda la place au désespoir, à un besoin sourd qui n’avait pas de voix.
— J’imagine que vous connaissez mon prix, dit-elle. J’ai cette pulsion en moi, avant je savais m’en occuper, mais plus maintenant.
Il la regarda sans ciller. La cicatrice ne se verrait pas, dans le noir. Son corps était plutôt mince, ainsi le désert, le sable et les corvées n’avaient pas réussi à tout affaisser. Et elle avait dû être jolie, peut-être même belle. Ça ne changeait rien du tout. Même si les scarabées nécrophages avaient niché aux confins arides et noirs de sa matrice, ça n’aurait rien changé. Tout était écrit. Quelque part, une main inconnue avait tout couché dans le livre du ka.
Elle leva les mains à son visage ; il lui restait de la vigueur — assez pour pleurer.
— Ne me regardez pas ! Vous n’avez pas le droit de me regarder avec cet air mesquin !
— Je suis désolé, dit le Pistolero. Je ne pensais pas à mal.
— Vous dites tous ça ! lui cria-t-elle.
— Fermez boutique et éteignez les lumières.
Elle sanglotait, les mains sur le visage. Il était content que ses mains lui cachent le visage. Pas à cause de la cicatrice, mais parce que cela lui rendait sa jeunesse, sinon sa figure. L’épingle qui retenait sa bretelle scintillait dans la lumière graisseuse.
— Il ne risque pas de voler quelque chose ? Je peux le mettre dehors, sinon.
— Non, murmura-t-elle. Nort n’est pas un voleur.
— Alors éteignez les lumières.
Elle ne voulut pas retirer ses mains de son visage avant d’être passée derrière lui pour éteindre les lampes une à une, tournant la mollette avant de souffler sur la flamme. Puis elle prit la main du Pistolero dans l’obscurité, et elle était chaude. Elle le mena à l’étage. Il n’y avait pas de lumière pour camoufler leur acte.
Dans le noir, il roula deux cigarettes, les alluma puis lui en passa une. La chambre était imprégnée de son parfum à elle, une senteur de lilas frais touchante. L’odeur du désert l’avait recouverte. Il se rendit compte qu’il redoutait le désert qui l’attendait.
— Il s’appelle Nort, fit-elle.
Sa voix n’avait rien perdu de sa dureté.
— Nort, c’est tout. Il est mort.
Le Pistolero attendit.
— Dieu l’a touché.
Le Pistolero répondit :
— Je ne L’ai jamais vu.
— D’aussi loin que je m’en souvienne, il a toujours été là — Nort, je veux dire, pas Dieu.
Son rire en dents de scie déchira l’obscurité.
— À une époque, il avait une carriole à bonbons. Et puis il s’est mis à boire. Il a commencé à priser l’herbe. Puis à la fumer. Les gosses le suivaient et lançaient leurs chiens sur lui. Il portait un vieux pantalon vert qui puait. Tu comprends ?
— Oui.
— Il s’est mis à la chiquer. Sur la fin, il restait assis là, il ne mangeait plus rien. Dans sa tête, c’est comme s’il était le roi. Les enfants étaient ses bouffons, et les chiens ses princes.
— Oui.
— Il est mort juste là, devant. Il est arrivé sur les planches, avec son pas lourd — ses bottes, elles étaient inépuisables, des bottes de cheminot qu’il avait trouvées sur les voies désaffectées —, avec les gosses et les chiens aux talons. On aurait dit qu’il était tout en fil de fer, des cintres emberlificotés les uns dans les autres. Dans ses yeux on voyait tous les feux de l’enfer, mais il avait un grand sourire, du genre de ceux que les enfants creusent dans leurs citrouilles, au moment de la Moisson. Ça sentait la crasse, le pourri et l’herbe. Ça lui coulait du coin de la bouche comme du sang vert. J’imagine qu’il voulait entrer pour entendre Sheb jouer. Et puis juste devant, il s’est arrêté et il a redressé la tête. Je l’ai vu, j’ai cru qu’il entendait une diligence, mais on n’en attendait aucune. Et puis il a vomi, c’était tout noir et plein de sang. C’est passé au travers de son sourire, comme de l’eau souillée à travers une plaque d’égouts. Et cette puanteur, de quoi devenir dingue. Il a levé les bras et puis il s’est écroulé. C’est tout. Il est mort dans son vomi, avec ce sourire sur la figure.
— Une bien belle histoire.
— Oh oui, merci- sai . C’est un coin charmant, par ici.
Elle tremblait à ses côtés. Dehors, le vent sifflait toujours sa plainte monotone, et quelque part au loin une porte claquait, comme dans un rêve. Des souris couraient dans les murs. Le Pistolero pensa confusément que cet endroit était probablement le seul assez prospère en ville pour entretenir des souris. Il posa la main sur son ventre, et elle sursauta violemment, puis se détendit.
— L’homme en noir, souffla-t-il.
— Il te faut ta réponse, hein ? Tu pouvais pas te contenter de me sauter et de dormir un coup ?
— Il me la faut.
— D’accord. Je vais te raconter.
Elle attrapa les mains du Pistolero entre les siennes, et elle lui raconta tout.
Il était arrivé le jour de la mort de Nort. Dehors, le vent s’en donnait à cœur joie, soulevant du sol une épaisse couche de terre, faisant voler des pelletées de sable où tournoyait le maïs déraciné. Jubal Kennerly avait cadenassé l’écurie, et les quelques autres commerçants avaient obturé les fenêtres et cloué des planches en travers des volets. Le ciel était d’un jaune qui rappelait du vieux fromage, zébré de nuages qui fuyaient à toute allure, comme s’ils avaient vu quelque spectacle horrifiant dans les étendues désertiques qu’ils venaient de quitter.
La proie du Pistolero avait débarqué dans un chariot branlant, avec sa bâche accrochée à l’essieu, et qui claquait au vent. Ils le regardèrent arriver, et le vieux Kennerly, allongé près de sa fenêtre avec dans une main une bouteille et dans l’autre la chair chaude du sein gauche de sa deuxième fille, décida de ne pas répondre s’il venait frapper chez lui.
Mais l’homme en noir poursuivit son chemin sans faire ralentir le cheval bai qui tirait son chariot, dont les roues soulevaient la poussière comme de l’écume, dont le vent s’emparait avec avidité. Ç’aurait pu être un prêtre, ou un moine. Il portait une robe noire toute farinée de poussière, et sur la tête une capuche lâche qui lui dissimulait les traits, à l’exception de cet ignoble rictus ravi. La robe ondulait et claquait. En dessous de l’ourlet apparaissait le bout carré de lourdes bottines à boucles.
Il s’arrêta net devant chez Sheb et mit le cheval à l’attache. L’animal baissa la tête et souffla vers le sol. L’homme décrocha un pan de la bâche, à l’arrière du chariot, et attrapa une sacoche fatiguée. Il se la jeta sur l’épaule et franchit les portes à battants.
Alice l’observa avec curiosité, mais personne d’autre ne sembla remarquer son entrée. Les habitués étaient saouls comme des barriques. Sheb jouait des hymnes méthodistes façon ragtime, et les vieux roublards qui étaient arrivés tôt, tant pour éviter l’orage que pour veiller Nort, s’étaient cassé la voix à trop chanter. Sheb, tellement saoul qu’il frisait le coma éthylique, mais très remonté, excité à l’idée que lui était encore en vie, jouait à un rythme trépidant. Ses doigts tressautaient, volant littéralement sur les touches.
Читать дальше