Puis Tic-Tac s’effondra tête la première, comme il l’avait fait dans le Berceau des Gris… sauf que, cette fois, il ne s’en relèverait pas.
— Ainsi chut Lord Perth, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre, dit l’homme sur le trône.
Sauf que c’est pas un homme, songea Jake. Pas du tout un homme. Je crois qu’on a enfin trouvé le Magicien. Et je suis prêt à parier que je sais ce qu’il a dans son sac.
— Marten, dit Roland, tendant la main gauche, celle qui avait encore tous ses doigts. Marten Largecape. Après toutes ces années. Après tous ces siècles.
— Tu veux ça, Roland ?
Eddie lui mit dans la main le revolver qui venait de tuer l’Homme Tic-Tac. Un filet de fumée bleue s’échappait encore du canon. Roland regarda sa vieille arme comme s’il la voyait pour la première fois, puis la leva et la braqua sur la silhouette ricanante, à joues roses, assise en tailleur sur le trône du Palais Vert.
— Enfin, souffla Roland, armant le chien du pouce. Enfin dans ma ligne de mire.
8
— Ce six-coups ne te servira à rien, et je crois que tu le sais, dit l’homme assis sur le trône. Pas contre moi. Il fera long feu contre moi, mon vieux Roland. Comment vont tes parents, au fait ? J’ai perdu tout contact avec eux au fil des années. J’ai toujours été un piètre correspondant. On devrait me donner le fouet, si fait, assurément !
Il rit à gorge déployée, rejetant la tête en arrière. Roland pressa la détente. Le chien ne rendit qu’un clic sourd.
— Ch’t’avais prév’nu, fit l’homme sur le trône. À mon avis, t’as dû glisser dedans par inadvertance ces balles qu’ont pris l’eau, tu crois pas ? Celles dont la poudre est éventée. Ça suffit pour arrêter le son de la tramée, mais pas pour descendre les vieux magiciens, hein ? Dommage. Et ta main, Roland, regarde-moi un peu ça ! Elle manque de doigts, si je vois bien. Ça, par exemple, t’en as bavé, s’pas ? Les choses pourraient s’améliorer un tantinet, pourtant. Toi et tes amis, vous pourriez mener une belle vie bien remplie et — comme dirait Jake — c’est la vérité. Plus d’homarstruosités, plus de trains fous, plus de voyages inquiétants — pour ne pas dire dangereux — dans d’autres mondes. Il vous suffit pour cela de renoncer à cette quête stupide et sans espoir de la Tour.
— Non, répondit Eddie.
— Non, répondit Susannah.
— Non, répondit Jake.
— Non ! fit Ote, qui aboya en sus.
L’homme noir sur le trône vert continua à sourire, impassible.
— Et toi, Roland ? demanda-t-il.
Il leva doucement le sac. Vieille chose poussiéreuse, elle pendouillait du poing du magicien comme une larme ; son contenu se mit soudain à émettre des pulsations de lumière rose.
— Renonce et ils n’auront jamais besoin de voir ce qu’il y a à l’intérieur de ceci — ils n’auront jamais besoin de voir le dernier acte de cette triste pièce dont le premier se perd dans la nuit des temps. Renonce. Détourne-toi de la Tour et passe ton chemin.
— Non, répondit Roland.
Il ébaucha un sourire et, au fur et à mesure qu’il s’élargissait, celui de l’homme assis sur le trône s’effaçait.
— Tu peux ensorceler mes revolvers, ceux de ce monde, j’intuite, dit-il.
— Roland, mon p’tit gars, j’ignore ce que tu as derrière la tête, mais je te conseille de ne pas…
— De ne pas contrarier le Grand Oz ? Le Puissant Oz ? C’est pourtant ce que je vais faire, je crois, Marten… ou Maerlyn… ou qui ou qu’est-ce suivant le nom que tu te donnes maintenant…
— Flagg, en fait, dit l’homme sur le trône. Et nous nous sommes déjà rencontrés.
Il sourit. Mais au lieu d’éclairer son visage — ce qui est le propre d’un sourire — celui de Flagg crispait ses traits en une grimace malveillante et mesquine.
— Au moment de la chute de Gilead. Toi et tes compagnons survivants — cet âne bâté rigolard de Cuthbert Allgood faisait partie de ta bande, je m’en souviens, et aussi DeCurry, celui à la tache de vin — cheminiez vers l’ouest, en quête de la Tour. Ou si tu préfères, pour parler comme dans le monde de Jake, vous étiez en route pour voir le Magicien. Je sais que tu m’as vu, mais je doute que tu aies su jusqu’au jour d’aujourd’hui que je t’avais vu aussi.
— Et j’intuite que je te reverrai, dit Roland. À moins que je ne te tue sur-le-champ et mette ainsi fin à tes interférences.
Sans lâcher son revolver qu’il tenait de la main gauche, il extirpa de la droite celui glissé à la ceinture de son jean — le Ruger de Jake, arme d’un autre monde et peut-être comme telle à l’abri des enchantements de cette créature. Et déploya pour cela sa rapidité de toujours, éblouissante de vitesse.
L’homme se blottit sur le trône en poussant des cris aigus. Le sac glissa de ses genoux et la boule de cristal — autrefois tenue par Rhéa, puis par Jonas et enfin par Roland en personne — s’en échappa. De la fumée, verte et non plus rouge cette fois, bouillonna hors des accoudoirs du trône. Et s’éleva comme un rideau protecteur. Toutefois, Roland aurait pu faire mouche sur la silhouette que lui dérobait la fumée s’il avait dégainé à la perfection. Ce qui fut loin d’être le cas : le Ruger glissa dans sa main amputée, n’offrant pas assez de prise, puis le bouton de mire vint s’empêtrer dans la boucle de son ceinturon. Il ne lui fallut qu’un quart de seconde pour le libérer, mais ce fut un quart de seconde de trop. Il tira à trois reprises dans les tourbillons de fumée, puis se précipita en avant, sans tenir compte des cris de ses compagnons.
Il chassait la fumée des deux mains. Ses balles avaient fracassé le dossier du trône en épaisses échardes de verre vert, mais la créature à visage humain qui se dénommait Flagg avait disparu. Et Roland se surprit à se demander si elle, il ou ça avait été bien là pour commencer.
Le cristal, lui, était toujours là. Intact, il répandait cette même lueur d’un rose intense si attirante dont il avait conservé le si lointain souvenir — depuis Mejis, où il avait été jeune et connu l’amour. Ce vestige rescapé de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn avait roulé jusqu’à l’extrême bord du siège du trône ; deux centimètres de plus, il aurait plongé et se serait brisé sur le sol. Mais cela avait été épargné à cet objet d’enchantement que Susan Delgado avait entrevu pour la première fois par la fenêtre de la masure de Rhéa, à la clarté de la Lune des Baisers.
Roland le ramassa — comme il s’adaptait bien à sa main, comme il semblait naturel de le tenir au creux de sa paume, même après toutes ces années — et jeta un regard au plus profond de ses troubles nuages.
— Tu as toujours tenu une vie sous ton charme, lui murmura-t-il.
Il songea à Rhéa comme il l’avait vue dans ce cristal — avec son vieil œil rieur. Il songea au feu de joie de la Nuit de la Moisson, enveloppant Susan de ses flammes, faisant chatoyer sa beauté sous sa chaleur. Puis miroiter et frissonner comme un mirage.
Glam maudit ! se dit-il. Si jamais je te brisais sur le sol, on périrait tous, à coup sûr noyés dans l’océan de larmes que ton ventre fendu répandrait… les larmes de tous ceux que tu as menés à leur perte.
Et pourquoi ne pas le faire ? Son intégrité préservée, cet objet de malheur pourrait les aider à revenir sur le Sentier du Rayon, même si Roland était persuadé qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de lui pour ça, pensant comme il le faisait que Tic-Tac et la créature qui s’était donné le nom de Flagg avaient représenté leur dernière épreuve à cet égard. Le Palais Vert était leur porte de retour dans l’Entre-Deux-Mondes… et il leur appartenait dorénavant. Ils l’avaient conquis par la force des armes.
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