— ALLEZ-VOUS-EN ! s’écria la voix dans les tuyaux. ALLEZ-VOUS-EN ET REVENEZ DEMAIN ! NOUS PARLERONS DU RAYON DEMAIN ! TARATATA, DIT SCARLETT, NOUS PARLERONS DU RAYON DEMAIN, CAR DEMAIN EST UN AUTRE JOUR !
— Non, fit Eddie. On va en parler tout de suite.
— N’EXCITEZ PAS LA COLÈRE DU GRAND OZ, DU PUISSANT OZ ! s’écria la voix et les tuyaux d’orgue étincelèrent de fureur à chaque mot. Susannah, certaine que cela était supposé provoquer la terreur, trouva ça plutôt rigolo. Un peu comme regarder un représentant de commerce faire l’article pour un jouet d’enfant. Visez-moi un peu ça, les mômes ! Quand on parle dedans, les tuyaux deviennent de toutes les couleurs ! Suffit d’essayer !
— Mon chou, à ton tour tu ferais mieux d’écouter, reprit Susannah. Tu voudrais pas exciter la colère de gens armés, surtout que tu vis dans une maison de verre.
— JE VOUS AI DIT DE REVENIR DEMAIN !
De la fumée rouge se mit à sortir en bouillonnant des fentes dans les accoudoirs du trône. Elle était plus épaisse à présent. La pseudo-carte-itinéraire de Blaine s’y fondit. Et, cette fois, la fumée forma un visage. Émacié, dur, aux aguets, encadré de longs cheveux.
C’est l’homme que Roland a tué dans le désert, songea Susannah avec étonnement. Le fameux Jonas. J’en suis sûre.
Oz s’exprimait maintenant d’une voix légèrement chevrotante :
— OSERIEZ-VOUS MENACER OZ LE GRAND ?
Les lèvres de l’énorme visage de fumée planant au-dessus du trône esquissèrent un rictus où le mépris le disputait à la menace.
— CRÉATURES INGRATES ! OH CRÉATURES INGRATES !
Eddie, qui ne prenait pas des vessies pour des lanternes, avait jeté un coup d’œil dans une autre direction. Les yeux écarquillés, il agrippa Susannah par le coude.
— Regarde, chuchota-t-il. Merde, Suzie, regarde Ote.
Le bafou-bafouilleux se désintéressait complètement des fantômes fumeux, sous la forme de cartes-itinéraires de monorail, de feu Chasseurs du Cercueil ou d’effets spéciaux de l’Hollywood d’avant la guerre 1939–1945. Il avait aperçu (ou reniflé) quelque chose de bien plus intéressant.
Susannah attrapa Jake, l’obligea à pivoter et lui montra le bafouilleux. Elle vit les yeux du garçon s’agrandir de compréhension un instant avant qu’Ote n’atteigne la petite alcôve dans le mur gauche. Elle était masquée par un rideau du même vert que les murs, la séparant de la salle du trône. Ote, étirant son très long cou, saisit l’étoffe à pleines dents et tira.
6
Derrière le rideau, étincelaient des lumières vertes et rouges ; des cylindres tourbillonnaient dans des bocaux ; des aiguilles balayaient en tous sens des cadrans allumés et disposés en longues rangées. Cependant, Jake les remarqua à peine, son attention entièrement absorbée par l’homme installé devant la console et qui leur tournait le dos. Ses cheveux sales, striés de crasse et de sang, lui tombaient aux épaules, collés en touffes. Il était coiffé d’une sorte de casque audio et parlait dans un minuscule micro qui lui pendait à hauteur de la bouche. Leur tournant donc le dos, il ne s’aperçut pas tout d’abord qu’Ote l’avait flairé et découvert sa cachette.
— PARTEZ ! tonna la voix dans les tuyaux d’orgue… sauf qu’à présent Jake voyait d’où elle venait vraiment. REVENEZ DEMAIN SI ÇA VOUS CHANTE, MAIS ALLEZ-VOUS-EN MAINTENANT ! JE VOUS PRÉVIENS !
— C’est Jonas, Roland n’a pas dû le tuer au final, chuchota Eddie. Mais Jake en savait plus long. Il avait reconnu la voix. Même déformée par l’amplification des tuyaux de couleur, il l’avait reconnue. Comment avait-il pu s’imaginer que c’était la voix de Blaine ?
— JE VOUS PRÉVIENS, SI VOUS REFUSEZ…
Ote aboya, émettant un son aigu et peu avenant. L’homme dans l’alcôve-studio de sonorisation se retourna.
Dis-moi, mon couillon, Jake se souvint de cette voix avant que son propriétaire ne découvre les douteux attraits de l’amplification. Dis-moi tout ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes. Dis-le-moi et je te donnerai à boire.
Ce n’était ni Jonas ni le Magicien de Je Ne Sais Quoi. C’était le petit-fils de David Quick. L’Homme Tic-Tac.
7
Jake le fixait avec horreur. La dangereuse créature qui avait vécu, lovée en dessous de Lud, avec ses compagnons — Gasher et Hoots, Brandon et Tilly — n’était plus. Celui que Jake avait devant les yeux aurait pu être le père décati de ce monstre… ou même son grand-père. Son œil gauche — celui qu’Ote lui avait crevé de ses griffes — n’était plus qu’un renflement blanc déformé, débordant de l’orbite sur sa joue mal rasée. Le côté droit de sa tête, scalpé à moitié, laissait voir l’os du crâne à travers une longue ouverture triangulaire. Jake, la mémoire obscurcie par la panique, se souvint vaguement d’un morceau de peau flasque retombant sur le visage de Tic-Tac, mais il avait été à deux doigts de sombrer dans l’hystérie à ce moment-là… et il l’était à nouveau, à présent.
Ote avait reconnu lui aussi l’homme qui avait tenté de le tuer et aboyait maintenant avec frénésie, tête baissée, montrant les dents, faisant le gros dos. Tic-Tac posa sur lui de grands yeux stupéfaits.
— Ne faites pas attention à l’homme derrière le rideau, dit une voix qui s’éleva dans leur dos, avant de pouffer bêtement.
— Encore un mauvais jour dans une longue série pour mon ami Andrew. Pauvre garçon. Je suppose que j’ai eu tort de lui faire quitter Lud, mais il avait l’air tellement perdu…
Le propriétaire de la voix pouffa encore une fois.
Jake se retourna d’un bloc et s’aperçut qu’un autre individu était assis en tailleur sur le trône gigantesque. Vêtu d’un jean, d’une veste noire bouclée à la ceinture, il était chaussé de vieilles bottes de cow-boy complètement éculées. Il portait épinglée sur sa veste une tête de cochon trouée d’une balle entre les deux yeux. Sur ses genoux, le nouveau venu tenait un sac fermé par un cordon. Il se leva, se dressant sur l’assise du trône comme un gamin sur la chaise de papa, et son sourire quitta son visage comme une peau flasque. Ses yeux lançaient des flammes et ses lèvres entrouvertes découvraient de grosses dents gourmandes.
— Descends-les, Andrew ! Tue-les ! Bousille-les ! Tous ses nique ta sœur tant qu’ils sont !
— Ma vie pour la tienne, hurla l’homme de l’alcôve.
C’est alors que Jake repéra la mitraillette appuyée dans un coin. Tic-Tac s’en empara d’un bond. Ma vie pour la tienne !
À l’instant où Tic-Tac se retournait, Ote lui sauta dessus une fois de plus et lui planta ses crocs dans la cuisse gauche, juste en dessous de l’aine.
Eddie et Susannah dégainèrent comme un seul homme, chacun brandissant l’un des gros revolvers de Roland. Ils tirèrent à l’unisson, toutes détonations confondues. L’une des balles arracha au passage le haut du crâne déjà bien amoché de Tic-Tac avant d’aller s’enfouir dans le matériel sonore qui émit un feulement déchirant en feedback, heureusement bref, étant donné le volume. L’autre balle se logea dans sa gorge.
Tic-Tac avança en trébuchant. Ote se laissa tomber sur le sol et prit du champ, montrant les dents. Au bout de quelques pas, Tic-Tac se retrouva complètement dans la salle du trône. Il leva les bras en direction de Jake qui lut la haine que lui vouait Ticky dans l’unique œil vert qui lui restait : le garçon crut entendre la dernière et détestable pensée qui traversa l’esprit de Tic-Tac : Espèce de sale petit louchon de merde…
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