— On dirait un cauchemar, fit-il d’une petite voix, au bord des larmes. On est revenus au point de départ.
— Non, Jake, fit le Pistolero en lui effleurant les cheveux. Ne crois jamais ça. Tu es victime d’une illusion. Fais face et sois loyal.
L’inscription sur la porte ne figurait pas dans le film. Seule Susannah reconnut le vers de Dante. VOUS QUI ENTREZ ICI ABANDONNEZ TOUTE ESPÉRANCE, lurent-ils.
Roland tendit le bras et de sa main droite amputée de deux doigts tira la porte verte de dix mètres de haut.
4
Ce qui se trouvait derrière parut, aux yeux de Jake, Susannah et Eddie, combiner étrangement Le Magicien d’Oz et Blaine le Mono. Une épaisse moquette (du même bleu pâle que celle du Compartiment de la Baronnie) tapissait le sol. La salle avait tout d’une nef de cathédrale, dont la voûte se perdait à une hauteur impénétrable à l’œil nu, d’un noir verdâtre. De grands pilastres de verre lumineux, alternant le rose et le vert, s’alignaient contre les murs ; le rose était de la même nuance que celui de Blaine. Jake s’aperçut que ces pilastres étaient gravés de milliards d’images différentes, dont aucune n’était réconfortante : elles heurtaient l’œil et remplissaient le cœur d’inquiétude. Il semblait y avoir une prépondérance de visages hurlants et grimaçants.
Face aux visiteurs qu’il rapetissait, les faisant paraître pas plus gros que des fourmis, se dressait le seul élément d’ameublement de la salle : un gigantesque trône de verre émeraude. Jake tenta d’en évaluer la taille mais, par manque de points de repère, n’y réussit pas. Il estima que le dossier devait mesurer à lui seul quinze mètres de haut, mais il aurait aussi bien pu plafonner à vingt ou même trente mètres. Il portait le symbole de l’œil ouvert, tracé non plus en jaune cette fois, mais en rouge. La pulsation rythmique de la lumière donnait l’impression que l’œil était vivant ; et qu’il battait comme un cœur.
Au-dessus du trône, s’élevaient, tels les tuyaux d’un orgue médiéval grandiose, treize énormes cylindres, émettant chacun des vibrations lumineuses de différentes couleurs. Sauf, bien entendu, celui du milieu qui était noir comme minuit et d’une immobilité de mort.
— Holà ! cria Susannah depuis son fauteuil roulant. Y a quelqu’un ?
Au son de sa voix, les tuyaux d’orgue brillèrent d’un tel éclat que Jake dut se protéger les yeux. Un instant, l’ensemble de la salle du trône explosa en un éblouissant arc-en-ciel. Puis les cylindres s’éteignirent, s’obscurcirent, moururent, tout comme le cristal du magicien de l’histoire de Roland quand il décidait (ou bien la force qui l’habitait) de se taire un temps. Seules demeuraient à présent la colonne noire et la pulsation verte continue du trône vide.
Puis, un bourdonnement quelque peu fatigué, tel celui d’un vieux servo-mécanisme auquel on demandait de rendre un ultime service, leur emplit les oreilles de sa plainte. Des panneaux coulissants — de deux mètres de long pour cinquante centimètres de large — s’ouvrirent dans les accoudoirs du trône. Des fentes obscures ainsi mises au jour, s’échappa, puis s’éleva, une fumée rose. En montant, elle devenait rouge vif. Et au centre, se dessina une ligne aux zig-zags terriblement familiers. Jake la reconnut avant même que les noms
(Lud Candleton Rilea Les Chutes des Molosses Dasherville Topeka)
n’apparaissent, étincelant à travers la fumée.
C’était la carte-itinéraire de Blaine.
Roland pouvait toujours dire que les choses avaient changé et que le sentiment de Jake d’être prisonnier d’un cauchemar
(c’est le pire cauchemar de ma vie et c’est la vérité)
n’était qu’une illusion engendrée par un esprit troublé et un cœur plein de terreur, Jake n’était pas dupe. Cet endroit avait beau ressembler un peu à la salle du trône du Grand et Terrible Oz, c’était Blaine le Mono en réalité. Ils étaient de retour à bord de Blaine et ce serait bientôt reparti pour une séance de devinettes.
Jake fut pris d’une soudaine envie de hurler.
5
Eddie reconnut la voix qui tonna hors de la carte-itinéraire en suspension dans la fumée au-dessus du trône vert. Mais il ne crut ni qu’il s’agissait de celle de Blaine le Mono ni de celle du Magicien d’Oz. Celle d’un Magicien x, à la rigueur, car ils ne se trouvaient nullement dans la Cité d’Émeraude et Blaine le Mono quant à lui était aussi mort qu’une merde de chien écrasée. Eddie l’avait expédié en réparation, putain, et comment !
— REBONJOUR, GENTILS ÉCLAIREURS !
La carte-itinéraire fumeuse puisa, mais Eddie ne l’associait plus à la voix, bien que, d’après lui, on s’attendît qu’ils le fassent. Non, la voix sortait des tuyaux d’orgue.
En baissant les yeux, il vit que Jake était devenu pâle comme un linge et s’agenouilla près de lui.
— C’est de la frime, petit, fit-il.
— No… Non… c’est Blaine… il est pas mort…
— Mais si, il est mort pour de bon. Ça, c’est rien qu’une version amplifiée des annonces qu’on fait à l’école après les cours… qui est en retenue et qui doit se rendre en Salle 6 pour voir l’orthophoniste, ou ce genre de truc. Pigé ?
— Quoi ?
Jake le regarda, la bouche tremblante, l’air ahuri.
— Qu’est-ce que tu…
— Ces tuyaux sont des haut-parleurs. Même un minus se paye une grosse voix en Dolby ; tu te souviens pas du film ? Faut qu’il ait une grosse voix parce que c’est rien qu’un bi d’honneur, Jake — rien qu’un bi d’honneur.
— QUE LUI RACONTES-TU LÀ, EDDIE DE NEW YORK ? ENCORE UNE DE TES BLAGUES STUPIDES, ESPRIT MAL TOURNÉ ? ENCORE UNE DE TES DEVINETTES TRUQUÉES ?
— Ouais, répondit Eddie. Celle qui fait comme ça : « Combien il faut d’ordinateurs dipolaires pour visser une ampoule. » Qui t’es, mon pote ? Parce que je sais que t’es pas Blaine le Mono, alors merde, t’es qui ?
— Je… suis… OZ !tempêta la voix.
Les colonnes de verre s’illuminèrent, tout comme les tuyaux d’orgue derrière le trône.
— OZ LE GRAND ! LE PUISSANT OZ ! QUI ÊTES-VOUS ?
Susannah fit rouler son fauteuil jusqu’au pied des marches vertes d’un trône auprès duquel Lord Perth en personne serait passé pour un nain.
— Susannah Dean, la petite infirme, fit-elle. On m’a appris la politesse, mais pas à supporter les conneries. On est venus jusqu’ici pasqu’on est censés y être — pourquoi sinon nous a-t-on laissé ces souliers ?
— QUE VEUX-TU DE MOI, SUSANNAH ? QU’EST-CE QUI TE FERAIT PLAISIR, MA PETITE COW-GIRL ?
— Tu le sais très bien, répondit-elle. Nous voulons ce que tout le monde veut, autant que je sache — rentrer à la maison, « parce que rien ne vaut son chez-soi ». Nous…
— On peut pas rentrer à la maison, c’est Thomas Wolfe qui l’a dit, et c’est la vérité.
— C’est un mensonge, mon chou, dit Susannah. Un mensonge total. On peut rentrer à la maison. Tout ce qu’il faut faire, c’est se trouver le bon arc-en-ciel et passer en dessous. Et on l’a trouvé, pour le reste, suffit de jouer des pieds, tu vois.
— VOUS VOULEZ RETOURNER À NEW YORK, SUSANNAH DEAN ? EDDIE DEAN ? JAKE CHAMBERS ? EST-CE CELA QUE VOUS DEMANDEZ À OZ LE GRAND, AU PUISSANT OZ ?
— New York, ce n’est plus chez nous pour aucun d’entre nous, objecta Susannah.
Sur son nouveau fauteuil, au bas des marches du gigantesque trône, elle paraissait toute petite et pourtant sans peur.
— Pas plus que Gilead pour Roland. Remettez-nous sur le Sentier du Rayon. C’est là que nous voulons aller, parce que c’est le seul chemin pour rentrer chez nous. Le seul que nous ayons.
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