Cette fois, retentit un ding-dong harmonieux, profond et doux à l’oreille, comme celui d’une cloche d’église en verre. Le barreau noir au centre de la grille, au lieu de se séparer en deux, vola en éclats, expédiant des débris de verre couleur d’obsidienne dans toutes les directions. Certains vinrent crépiter sur le pelage d’Ote qui, s’arrachant à l’emprise de Jake et Roland, se remit sur pied en vitesse et trottina un peu plus loin. Il alla s’asseoir sur la ligne blanche discontinue de l’autoroute (séparant la voie rapide de celle de droite), les oreilles couchées, la langue pendante et sans quitter la grille des yeux.
— En avant, dit Roland, poussant en douceur le battant gauche de la grille qui céda.
Il se tenait à l’entrée de la cour en miroir, grand échalas de cow-boy en jean, vieille chemise d’une couleur indéfinissable et bottes rouges invraisemblables.
— Entrons voir ce que le Magicien d’Oz a à nous dire pour sa défense.
— S’il est encore là, dit Eddie.
— Oh, je pense qu’il y est encore, murmura Roland. Oui, il est là.
Il se dirigea vers la porte principale flanquée de la guérite dénuée de sentinelle. Les autres lui emboîtèrent le pas, soudés à leurs propres reflets par les souliers rouges comme autant de paires de jumeaux siamois.
Ote fermait le ban, gambadant avec agilité sur ses rouges bottillons. Il s’arrêta un instant pour renifler le reflet de sa propre truffe.
— Ote ! cria-t-il au bafouilleux dont l’image flottait sous ses pattes.
Puis il se pressa de rejoindre Jake.
1
Roland s’arrêta devant la guérite de la sentinelle, jeta un coup d’œil à l’intérieur, puis ramassa ce qui se trouvait sur le sol. Les autres le rejoignirent et s’attroupèrent autour de lui. Ce qui, de loin, avait eu l’air d’un journal, de près, en était bien un… quoique d’une excessive bizarrerie. Rien à voir avec le Capital-Journal de Topeka ni avec les nouvelles d’une super-grippe décimant la population.
Vol. MDLXVIII № 96 « Donnez-nous Notre Zonzon Quotidien ».
Le Temps : Présent aujourd’hui, Passé demain.
Numéros de Chance : Aucun. Prévisions : Mauvaises.

En dessous se trouvait une photo de Roland, Eddie, Susannah et Jake en train de traverser la cour de miroir, comme si l’événement avait eu lieu la veille et non quelques minutes auparavant. La légende était la suivante : TRAGÉDIE AU PAYS D’ OZ— DES VOYAGEURS VENUS CHERCHER GLOIRE ET FORTUNE TROUVENT LA MORT.
— J’adore ça, fit Eddie, remettant bien en place le revolver de Roland dans son étui, qu’il portait bas sur la hanche. Vachement réconfortant et encourageant après des jours de confusion. Comme une boisson chaude, un soir où on se les gèle.
— Il ne faut pas avoir peur à cause de ça, dit Roland. C’est une blague.
— J’ai pas peur, fit Eddie. Mais ça va plus loin qu’une blague. J’ai pas passé toutes ces années avec Henry Dean pour pas reconnaître quand on veut me faire flipper, en me coupant l’herbe sous le pied. Je sais ce que je dis.
Il observa Roland curieusement.
— J’espère que tu m’en voudras pas de te dire ça, Roland, mais c’est toi qui as l’air d’avoir peur.
— Je suis terrifié, répondit simplement ce dernier.
2
Le porche d’entrée remémora à Susannah une chanson qui avait été un tube, une bonne dizaine d’années avant qu’elle n’ait été tirée de son monde pour celui de Roland. J’ai vu un œil m’épier à travers un nuage de fumée derrière la Porte Verte, disaient les paroles. Quand j’ai dit « c’est Joe qui m’envoie », quelqu’un s’est marré très fort derrière la Porte Verte. En réalité, il y avait deux portes au lieu d’une ici et pas de trou de serrure au travers duquel un œil pourrait épier. Et Susannah ne prétendit pas non plus que Joe l’envoyait, ce mot de passe éculé remontant aux speakeasies et à la Prohibition. Cependant, elle se pencha en avant pour déchiffrer la pancarte accrochée à l’une des poignées de verre rondes : SONNETTE EN PANNE, FRAPPEZ S’IL VOUS PLAÎT.
— Te fatigue pas, dit-elle à Roland, qui levait déjà son poing suite à l’injonction de la pancarte. Ça figure dans l’histoire.
Eddie recula légèrement le fauteuil roulant, passa devant et empoigna les boutons de porte. Les battants s’ouvrirent sans difficulté, pivotant en silence sur leurs gonds. Il s’aventura d’un pas dans ce qui semblait une grotte verte ombreuse, mit ses mains en porte-voix et cria : Eh là !
Le son de sa voix se répercuta au loin puis lui revint en écho, déformé… faible, perdu. Mourant, semblait-il.
— Et merde ! fit Eddie. Faut-il en passer par là ?
— Je crois que oui, si nous voulons retrouver le Rayon.
Roland était plus pâle que jamais, mais il passa en premier. Jake aida Eddie à faire franchir le seuil (bloc laiteux de verre couleur jade) au fauteuil de Susannah. Les bottillons d’Ote lançaient de faibles éclairs rouges sur le sol de verre émeraude. Ils n’avaient pas fait dix pas que les portes se refermaient derrière eux en claquant, avec un boum indiscutable dont l’écho se propagea au-delà d’eux dans les profondeurs du Palais Vert.
3
Aucune salle de réception, seulement un couloir voûté, caverneux qui semblait sans fin. Une faible lueur verte éclairait les murs. C’est la reproduction exacte du couloir du film, se dit Jake, celui dans lequel le Lion Peureux a tellement la frousse qu’il se marche sur la queue.
Et pour ajouter encore une petite touche de similitude dont Jake se serait bien passé, Eddie se mit à imiter (mieux que passablement) le ton chevrotant de Bert Lahr [15] Interprète du Lion Peureux dans la version MGM du Magicien d’Oz. (N.d.T.)
: « Une minute, les amis, j’viens juste de m’rappeler qu’j’ai pas tant envie qu’ça de rencontrer le Magicien. Je ferais mieux de vous attendre dehors ! »
— Arrête, fit Jake d’un ton sec.
— Rête ! renchérit Ote.
Il ne quittait pas Jake d’une semelle, lançant des coups d’œil vigilants à droite et à gauche. Jake n’entendait rien d’autre que le bruit de leurs pas… tout en ayant une étrange sensation : celle d’un son inexistant. Cela revenait, d’après lui, à guetter un carillon éolien dont la plus infime brise provoquera le tintement.
— Pardon, dit Eddie. Mille fois.
Il montra quelque chose du doigt.
— Regardez là-bas.
À une quarantaine de mètres devant eux, le couloir émeraude venait buter sur une porte verte d’une hauteur phénoménale — dix mètres au bas mot du sol à la pointe qui la couronnait. Et derrière elle, Jake percevait à présent un ronflement continu. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, ce bruit s’accentuait et son épouvante grandissait. Il dut faire un gros effort sur lui-même pour franchir les derniers pas qui le séparaient de la porte. Jake reconnut ce son pour l’avoir entendu pendant sa course sous la cité de Lud en compagnie de Gasher, puis au cours de son voyage avec ses amis à bord de Blaine le Mono. C’était le battement régulier des turbines à transmission lente.
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