Terton, segmentier du quarante-cinquième segment, n’avait pas entendu pareil vacarme depuis la nuit où un kraken géant avait échoué dans le filet, cinq ans plus tôt. Il se pencha hors de sa hutte bâtie sur des pilotis de bois plantés dans le fond de la mer, faute d’îlot approprié dans le secteur, et fouilla les ténèbres des yeux. Une ou deux fois, il crut voir bouger au loin. En principe, il aurait dû aller à la rame s’informer sur la cause d’un tel boucan. Mais ici, dans l’obscurité moite, l’idée ne lui semblait pas franchement géniale, aussi claqua-t-il la porte, enveloppa-t-il de toile de sac les clochettes qui sonnaient à tout va et s’efforça-t-il de se rendormir.
Sans succès, parce que même le filin supérieur du filet vibrait maintenant, comme si quelque chose de gros et de lourd rebondissait dessus. Après avoir contemplé le plafond quelques minutes et déployé des efforts insensés pour ne pas imaginer de longs tentacules épais et des yeux comme des étangs, Terton souffla sa lanterne et entrebâilla la porte.
Quelque chose s’approchait bel et bien le long du filet, par bonds géants de plusieurs mètres chacun. La chose lui apparut et, l’espace d’un instant, Terton vit une forme rectangulaire montée sur une multitude de pattes, hérissée d’algues et – bien que dépourvue de visage sur lequel Terton aurait pu lire pareil sentiment – terriblement en colère.
La hutte fut mise en pièces lorsque le monstre la traversa au pas de charge, mais Terton survécut en se cramponnant au Périfilet ; quelques semaines plus tard, il allait se faire ramasser par une flotte de récupération de retour de mission, puis s’échapper de Krull à bord d’une lentille volée (il était devenu hydrophobe à un degré étonnant) et après maintes aventures finir par gagner le Grand Nef, une région du Disque si aride qu’elle enregistrait des hauteurs de précipitations négatives, mais qu’il trouverait pourtant encore trop humide à son goût.
* * *
« Tu as essayé la porte ?
— Oui, répondit Deuxfleurs. Et elle est toujours aussi verrouillée que la dernière fois que tu l’as demandé. Il reste la fenêtre, remarque.
— L’évasion assurée, marmonna Rincevent depuis sa position à mi-hauteur du mur. Tu as dit qu’elle donne au-dessus du Rebord. Un seul pas, hein, et on plonge dans l’espace ; on risque alors de finir congelés, à moins qu’on percute un autre monde à une vitesse incroyable, ou qu’on s’abîme dans le cœur en fusion d’un soleil.
— Faut voir. Tu veux un biscuit d’algues ?
— Non !
— Quand est-ce que tu redescends ? »
Rincevent lâcha un grognement. D’embarras, entre autres raisons. Garhartra lui avait jeté le sortilège Renversement Gravitationnel Individuel d’Avatarr, peu utilisé et difficile à maîtriser, lequel avait pour effet, avant sa complète dissipation, de convaincre le corps de Rincevent que le « bas » se trouvait à quatre-vingt-dix degrés de la direction communément reconnue comme telle par la majorité des habitants du Disque. Autrement dit, il se tenait debout sur le mur, à sa perpendiculaire.
Pendant ce temps la bouteille flottait toute seule en l’air à quelques pas de là. Dans son cas, le temps avait… disons, pas vraiment été arrêté, mais ralenti de plusieurs ordres de magnitude, et sa trajectoire avait pour l’instant couvert cinq centimètres en plusieurs heures, selon les estimations de Deuxfleurs et Rincevent. Son verre luisait au clair de lune. Rincevent soupira et tâcha de se trouver une position confortable sur le mur.
« Mais tu ne t’inquiètes donc jamais, toi ? demanda-t-il avec humeur. On est là, on va se faire sacrifier à je ne sais quel dieu demain matin, et toi, tu manges des amuse-gueule aux berniques.
— On va sûrement trouver quelque chose, fit Deuxfleurs.
— Enfin, ce n’est pas comme si on savait pourquoi on va se faire tuer », continua le mage.
Ça te plairait de savoir, hein ?
« C’est toi qui as dit ça ? demanda Rincevent.
— Dit quoi ? »
Tu entends des voix, répondit-on dans la tête du mage.
Il s’assit tout droit à l’horizontale. « Vous êtes qui ? » demanda-t-il.
Deuxfleurs lui lança un regard inquiet.
« Je suis Deuxfleurs, lit le touriste. Tu t’en souviens sûrement ? »
Rincevent se prit la tête à deux mains.
« Ç’a fini par arriver, gémit-il. J’ai le cerveau qui se vide. »
Tant mieux , fit la voix. Ça commence à être surpeuplé là-dedans.
Le sortilège qui clouait Rincevent au mur se dissipa avec un petit plop . Le mage tomba en avant et atterrit en tas.
Attention… tu as failli m’écraser.
Rincevent se releva péniblement sur les coudes et plongea la main dans la poche de sa robe. Lorsqu’il la retira, la grenouille verte était assise dans sa paume, les yeux étrangement lumineux dans la pénombre.
« Toi ? » fit Rincevent.
Pose-moi par terre et recule . La grenouille cligna des yeux.
Le mage s’exécuta et entraîna un Deuxfleurs ahuri à l’écart.
Le salon s’assombrit. Un rugissement de vent se fit entendre.
Des serpentins de brume verte, mauve et octarine surgirent de nulle part et se mirent à vriller rapidement vers l’amphibien accroupi en libérant de petits éclairs dans leur rotation. La grenouille se perdit bientôt dans une brume dorée qui s’étira en hauteur et baigna la salle d’une lumière jaune et chaude. Au milieu tremblotait une forme plus sombre, indistincte, qui changeait sous leurs yeux. En même temps que retentissait la plainte stridente, à vous pétrifier le cerveau, d’un gigantesque champ magique…
Aussi brusquement qu’elle était apparue, la tornade magique s’évanouit. Et là, à la place où s’était tenue la grenouille, il y avait une grenouille.
« Fantastique », fit Rincevent.
La grenouille lui lança un regard réprobateur.
« Vraiment incroyable, poursuivit le mage avec aigreur. Une grenouille transformée par magie en grenouille. Fabuleux.
— Retournez-vous », fit une voix dans le dos du mage et du touriste. Une voix douce, féminine, presque une invite, avec laquelle on aurait bien pris quelques verres, mais qui venait d’un angle de la pièce où il n’aurait pas dû y avoir de voix du tout. Ils réussirent à se retourner sans vraiment bouger, comme deux statues pivotant sur leur socle.
Une femme se tenait debout dans les premières lueurs de l’aube. Elle paraissait… elle était… elle avait… pour tout dire, elle…
Plus tard, Rincevent et Deuxfleurs eurent du mal à s’accorder sur le moindre détail à son sujet, sinon qu’ils l’avaient trouvée belle (quelles particularités physiques la rendaient précisément belle, ils furent incapables de le dire) et qu’elle avait les yeux verts. Non pas de ce vert pâle des yeux ordinaires, à vrai dire… plutôt du vert des émeraudes fraîches, et aussi chatoyants qu’une libellule. Or, l’une des rares connaissances de nature authentiquement magique que détenait Rincevent, c’est qu’aucune divinité, aussi contrariante et versatile soit-elle par ailleurs, ne peut changer la couleur ni la nature de ses yeux…
« L…» commença-t-il. Elle leva la main.
« Tu sais que si tu prononces mon nom, il me faudra partir, souffla-t-elle. Tu t’en souviens sûrement ? je suis la seule déesse qui vient uniquement quand on ne l’invoque pas.
— Euh… oui, je pense, croassa le mage en évitant de la regarder dans les yeux. C’est vous qu’on appelle la Dame ?
— Oui.
— Vous êtes une déesse, alors ? fit Deuxfleurs, tout excité. J’ai toujours rêvé d’en voir une. »
Rincevent se raidit, dans l’attente d’une explosion de rage. Mais la Dame se contenta de sourire.
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