Il descendit en spirale devant des bosquets de polypes cauchemardesques et des forêts d’algues à la dérive qui luisaient de couleurs blêmes et maladives. Des choses le frôlèrent brièvement de leurs tentacules mous et froids dans leur course vers le silence glacé.
Autre chose monta des ténèbres et l’engloutit d’une seule bouchée.
Plus tard, les insulaires d’un petit atoll vers le Bord furent stupéfaits de trouver, rejeté dans leur lagon, le cadavre ballotté par les vagues d’un monstre marin hideux, tout en becs, yeux et tentacules. Sa taille les stupéfia davantage encore, vu qu’il était plus grand que leur village. Mais leur surprise n’était rien auprès de l’immense expression affligée du monstre crevé, qu’on aurait dit piétiné à mort.
Un peu plus loin vers le Bord, deux petits bateaux qui péchaient au chalut les féroces huîtres sauvages abondantes dans ces eaux, prirent quelque chose qui traîna les deux bâtiments sur plusieurs kilomètres avant qu’un des capitaines ait la présence d’esprit de couper les filins.
Mais là encore son étonnement ne fut rien auprès de celui des insulaires sur le dernier atoll de l’archipel. La nuit suivante, ils furent réveillés par un fracas effroyable de bois brisé venu de leur jungle miniature ; lorsqu’au matin quelques âmes mieux trempées allèrent enquêter sur place, elles découvrirent des arbres anéantis sur une large bande de terre qui démarrait sur la rive côté Moyeu de l’atoll et traçait en direction du Bord une piste de destruction totale jonchée de lianes déchiquetées, de buissons écrasés et de quelques huîtres ahuries et furieuses.
* * *
Ils se déplaçaient maintenant à une altitude suffisante pour voir s’éloigner la vaste courbure du Bord, enveloppée dans les nuages floconneux qui, par bonheur, masquaient la plupart du temps la Grande Cataracte. De là-haut, la mer, d’un bleu profond que tachetait l’ombre des nuages, avait presque l’air engageante. Rincevent frissonna.
« Excusez-moi », dit-il. La silhouette encapuchonnée s’arracha à la contemplation des brumes lointaines et brandit sa baguette d’un geste menaçant.
« Je ne tiens pas à m’en servir, fit-elle.
— Ah, non ? répliqua Rincevent.
— C’est quoi, d’ailleurs ? demanda Deuxfleurs.
— La Baguette de Négativité Absolue d’Ajandurah, répondit Rincevent. Et j’aimerais bien que vous arrêtiez de l’agiter à tout bout de champ. Ça pourrait partir tout seul, ajouta-t-il en désignant du menton la pointe brillante. Je veux dire, c’est très flatteur, toute cette magie que vous étalez pour nous, mais ce n’est pas la peine de vous donner tant de mal. Et…
— La ferme . » La silhouette leva la main et repoussa son capuchon, révélant une jeune femme au teint très inhabituel. Elle avait la peau noire. Rien à voir avec le brun sombre d’Urabewe, ni avec le bleu-noir poli de Klatch où sévissent les moussons ; elle était du noir extrême de la minuit au fond d’une caverne. Ses cheveux et ses sourcils avaient la couleur du clair de lune. Ses lèvres luisaient du même éclat pâle. Elle devait avoir une quinzaine d’années, et très peur.
Rincevent ne put s’empêcher de remarquer que la main qui tenait la baguette tremblait ; difficile en effet de ne pas voir un distributeur de mort subite qu’on vous agite d’un bras hésitant à moins d’un mètre cinquante du nez. L’idée lui vint – très lentement parce qu’il s’agissait d’une sensation toute nouvelle – qu’au moins une personne dans le monde avait peur de lui. L’inverse était si fréquent qu’il avait fini par croire à une loi naturelle.
« C’est quoi, votre nom ? » demanda-t-il d’une voix aussi rassurante que possible. Elle avait peut-être peur, mais c’était elle qui tenait la baguette. Si j’avais une baguette pareille, songea-t-il, moi, je n’aurais peur de rien. Alors, grands dieux, de quoi elle me croit capable ?
« Mon nom est sans importance, répondit-elle.
— Un joli nom. Vous nous emmenez où, et pourquoi ? Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à nous le dire.
— On vous emmène à Krull, dit la jeune fille. Et ne te moque pas de moi, l’Axlandais. Sinon je me sers de la baguette. Je dois te ramener vivant, mais personne ne m’a spécifié de te ramener en un seul morceau. Je m’appelle Marchesa, et je suis mage de cinquième niveau. Tu comprends ?
— Ben, si vous savez tout de moi, vous savez aussi que je ne suis même pas arrivé au stade de néophyte, répondit Rincevent. Je ne suis même pas mage, en réalité. » Il surprit l’expression étonnée de Deuxfleurs et se hâta d’ajouter : « Enfin, mage quand même, si on veut.
— Tu ne peux pas faire de magie parce qu’un des Huit Grands Sortilèges s’est logé de façon indélébile dans ton cerveau, dit Marchesa en rectifiant gracieusement son équilibre tandis que la grande lentille décrivait une large courbe au-dessus de la mer. C’est pour ça qu’on t’a mis à la porte de l’Université de l’Invisible. Nous sommes au courant.
— Mais tout à l’heure vous avez dit que c’était un magicien de grande ruse et de grands artifices, protesta Deuxfleurs.
— Oui. parce que pour survivre à autant d’épreuves – la plupart du temps à cause de sa tendance à se prendre pour un mage –, eh bien, il faut être une espèce de magicien. Je te préviens, Rincevent. Fais seulement mine de vouloir prononcer le Grand Sortilège, et je te tue sans hésiter. » Nerveuse, elle lui jeta un regard mauvais.
« D’après moi, le mieux, vous savez, ce serait de nous déposer quelque part, dit Rincevent. Enfin, merci de nous avoir sauvés et tout, alors si vous pouviez nous laisser reprendre notre vie, je suis sûr qu’on serait tous…
— J’espère que vous ne comptez pas nous réduire en esclavage », lança Deuxfleurs.
Marchesa eut l’air sincèrement scandalisée. « Certainement pas ! Qu’est-ce qui a bien pu vous donner une idée pareille ? Vous mènerez à Krull une existence fastueuse, riche et confortable…
— Oh, parfait, dit Rincevent.
— … mais pas très longue. »
* * *
Krull se révéla une grande île, plutôt montagneuse et fortement boisée, parsemée de jolis bâtiments blancs visibles çà et là parmi les arbres. Le terrain montait graduellement vers le Bord, si bien que le point culminant de Krull le surplombait légèrement. Les Krulliens y avaient bâti leur ville principale, elle aussi baptisée Krull, et comme la majeure partie de leurs matériaux provenaient du Périfilet, les maisons avaient des allures résolument nautiques.
Pour parler franc, on avait habilement assemblé et converti des bateaux entiers en habitations. Trirèmes, dhaws et caravelles émergeaient sous des angles bizarres de tout ce chaos de bois. Des figures de proue enluminées et des têtes de dragons axlandaises rappelaient aux citoyens de Krull que leur bonne fortune venait de la mer ; des goélettes et des caraques donnaient une forme particulière aux plus grandes constructions. Ainsi la ville s’étageait-elle entre l’océan bleu-vert du Disque et la mer cotonneuse des nuages du Bord, tandis que les huit couleurs de l’Arc-en-Bord se reflétaient sur chaque fenêtre et sur les nombreuses lunettes télescopiques de la foule des astronomes locaux.
« C’est tout bonnement affreux », laissa tomber Rincevent, lugubre.
La lentille approchait à présent en suivant la lisière même de la Grande Cataracte. L’île non seulement s’élevait à proximité du Bord, elle s’étrécissait aussi, si bien que l’engin put continuer de survoler la mer jusqu’au voisinage immédiat de la cité. Le parapet qui bordait la falaise côté Bord était parsemé de portiques en saillie au-dessus du néant. La lentille plana en douceur vers l’un d’eux et accosta aussi facilement qu’un navire se mettant à quai. Quatre gardes attendaient ; ils arboraient les mêmes cheveux de lune et les mêmes visages de nuit que Marchesa. Ils n’avaient pas l’air armés, mais lorsque Deuxfleurs et Rincevent débarquèrent en trébuchant, tous deux furent empoignés par les bras et maintenus avec assez de fermeté pour leur ôter aussitôt toute envie de s’échapper.
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