« Vraiment, tu es plutôt intelligent pour un mage, dit-il. À vrai dire, je propose simplement le bannissement…
— Vous ne vous en tirerez pas comme ça », fit Coupefin. Il réfléchit un instant et ajouta : « Enfin, vous vous en tirerez peut-être comme ça, mais ça vous travaillera sur votre lit de mort et vous regretterez…»
Il se tut. Sa mâchoire s’affaissa.
Le duc se retourna à moitié pour suivre la direction de son regard.
« Eh bien, mage ? Qu’as-tu vu ?
— Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, fit un Coupefin hystérique. Vous ne serez même pas là. Bientôt, tout ça ne sera jamais arrivé, vous comprenez ?
— Surveillez ses mains, ordonna le duc. S’il bouge ne serait-ce qu’un doigt, abattez-les. »
Il regarda encore autour de lui, intrigué. Le mage avait paru sincère. Évidemment, on racontait que les mages voyaient des choses qui n’étaient pas là…
« Ça n’a même aucune importance, si vous me tuez, bafouilla Coupefin, parce que demain je vais me réveiller dans mon lit et il ne se sera rien passé. Ç’a traversé le mur ! »
* * *
La nuit se déroulait, s’étendait sur le Disque. Elle était bien sûr toujours présente, tapie dans les ombres, les trous et les caves, mais à mesure que la lumière alanguie du jour se traînait à la remorque du soleil, les mares et les étangs de nuit débordaient, se rejoignaient et fusionnaient.
La lumière du Disque-monde se déplace lentement à cause du formidable champ magique. La lumière du Disque-monde n’est pas comme la lumière d’ailleurs. Elle a vécu, elle a roulé sa bosse, elle n’éprouve pas le besoin de se précipiter partout. Elle sait qu’elle aura beau faire vite, l’obscurité arrivera toujours avant elle, alors elle ne s’énerve pas.
Minuit glissait au-dessus du paysage comme une chauve-souris aux ailes de velours. Et plus vite que minuit, tout petit point lumineux sur le fond noir du Disque, Bigadin galopait puissamment à sa poursuite. Des flammes grondaient dans le sillage de ses sabots. Les muscles jouaient sous sa peau luisante comme des serpents dans l’huile.
Le coursier et ses deux cavaliers filaient en silence. Ysabell ôta une main de la taille de Morty et regarda les étincelles qui chatoyaient autour de ses doigts dans les huit couleurs de l’arc-en-ciel. Des serpentins de lumière lui couraient en crépitant le long du bras et fulguraient à la pointe de ses poils.
Morty fit descendre sa monture, laissant un sillage de nuage en ébullition qui s’étirait sur des kilomètres derrière eux.
« Maintenant je sais que je deviens dingue, marmonna-t-il.
— Pourquoi ?
— Je viens de voir un éléphant, là-dessous. Ho, mon joli. Regarde, on aperçoit Sto Lat là-bas. »
Ysabell scruta par-dessus l’épaule de son compagnon la lueur au loin.
« Combien de temps il nous reste ? demanda-t-elle nerveusement.
— J’sais pas. Quelques minutes, peut-être.
— Morty, je ne t’ai pas encore demandé…
— Oui ?
— Qu’est-ce que tu vas faire, une fois là-bas ?
— J’sais pas, dit-il. J’comptais plus ou moins trouver une idée le moment venu.
— Tu l’as trouvée ?
— Non. Mais le moment est pas encore venu. Le sortilège d’Albert nous aidera peut-être. Et je…»
Le dôme de réalité recouvrait le palais comme une méduse qui s’avachit. La voix de Morty se perdit dans un silence horrifié. Puis Ysabell remarqua : « Là, je crois qu’il est presque venu, le moment. Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Accroche-toi ! »
Bigadin franchit en vol plané le portail défoncé de la cour extérieure, glissa sur les pavés dans une gerbe d’étincelles et bondit par l’entrée béante de la salle. La paroi nacrée de l’interface apparut et disparut dans une impression d’embruns glacés.
Morty eut la vision confuse de Kéli, de Coupefin et d’un groupe d’hommes qui plongeaient à terre en catastrophe. Il reconnut le duc, dégaina son épée et sauta de selle dès que le coursier fut en bout de dérapage.
« La touchez pas ! s’écria-t-il. J’vous fais sauter la tête !
— Vraiment très impressionnant, dit le duc qui dégaina de même son épée. Et aussi très imprudent. Je…»
Il s’arrêta. Ses yeux se ternirent. Il bascula en avant.
Coupefin reposa le gros chandelier d’argent dont il venait de se servir et adressa un sourire d’excuse à Morty.
Lequel se tourna vers les gardes ; la flamme bleue de l’épée de la Mort bourdonnait dans sa main.
« D’autres amateurs ? » gronda-t-il. Ils reculèrent, puis exécutèrent un demi-tour et prirent leurs jambes à leur cou. Lorsqu’ils traversèrent l’interface, ils disparurent. Il n’y avait pas d’invités non plus, de l’autre côté. Dans la vraie réalité, la salle était vide et obscure.
Tous quatre se retrouvaient seuls dans un hémisphère qui se réduisait rapidement.
Morty s’approcha discrètement de Coupefin.
« Vous avez une idée, vous ? fit-il. J’ai là, quelque part, un sortilège magique…
— Laisse tomber. Si j’essaye de la magie ici, ça va nous arracher la tête. Cette réalité est trop petite pour la contenir. »
Morty s’affaissa contre les restes de l’autel. Il se sentait vide, lessivé. L’espace d’un instant, il suivit des yeux la paroi grésillante de l’interface qui se rapprochait tranquillement. Il y survivrait, espérait-il, et Ysabell aussi. Coupefin non, mais un certain Coupefin, oui. Seule Kéli…
« Va-t-on me couronner, oui ou non ? fit d’un ton glacial la princesse. Je dois mourir reine ! C’est déjà épouvantable de mourir, alors s’il faut en plus mourir roturière… ! »
Morty tourna vers elle un regard vague, il essayait de retrouver de quoi elle pouvait bien parler. Ysabell farfouilla dans les décombres derrière l’autel et ramena un cercle d’or plutôt cabossé, serti de petits diamants. « C’est ça ? demanda-t-elle.
— C’est la couronne, fit Kéli, au bord des larmes. Mais il n’y a pas de prêtre ni rien. »
Morty poussa un profond soupir. « Coupefin, si on est dans notre réalité à nous, on peut l’arranger comme on veut, non ?
— Tu penses à quoi ?
— Vous êtes maintenant prêtre. Désignez votre dieu. »
Coupefin fit une révérence et prit la couronne des mains d’Ysabell.
« Vous vous moquez tous de moi ! ragea Kéli.
— Pardon, dit Morty d’une voix lasse. La journée a été longue.
— J’espère faire ça bien, dit un Coupefin solennel. C’est mon premier couronnement.
— À moi aussi, c’est mon premier couronnement ! répliqua la princesse.
— Bien, fit le mage d’un ton apaisant. On va apprendre ensemble. » Il se mit à marmonner des mots impressionnants dans une langue étrange. Il s’agissait en fait d’un banal sortilège pour débarrasser les vêtements des puces, mais, songea-t-il, rien à foutre. Puis il se dit : bon sang, dans cette réalité-ci je suis le mage le plus puissant qui ait jamais existé, voilà de quoi raconter à mes petits-enf… Il serra les dents. Dans cette réalité-ci, certaines règles seraient différentes, sûrement.
Ysabell s’assit auprès de Morty et glissa la main dans la sienne.
« Alors ? demanda-t-elle calmement. Le moment est venu. Rien, pas d’idée ?
— Non. »
L’interface était à plus de la moitié de la salle, elle ralentissait légèrement tandis qu’elle écrasait implacablement la résistance de la réalité intruse.
Quelque chose d’humide et chaud souffla dans l’oreille de Morty. Il leva le bras et toucha le museau de Bigadin.
« Brave vieux cheval, dit-il. Et j’ai plus de morceaux de sucre. Va falloir que tu retrouves tout seul le chemin de la maison…»
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