— TRÈS NOBLE. LES MORTELS SE BATTENT TOUT LE TEMPS CONTRE MOI. TU ES VIRÉ. »
Morty se remit debout. Il se rappelait avoir été la Mort. Il en retrouva la sensation, la laissa remonter à la surface… « NON, dit-il.
— AH. TU ME DÉFIES D’ÉGAL À ÉGAL, ALORS ? »
Morty déglutit. Mais au moins la marche à suivre était claire maintenant. Quand vous tombez d’une falaise, votre vie prend une direction bien définie.
« S’il le faut, dit-il. Et si je gagne…
— SI TU GAGNES, TU SERAS EN POSITION DE FAIRE TOUT CE QUI TE CHANTE, dit la Mort. SUIS-MOI. »
Il passa devant l’apprenti de sa démarche raide et sortit dans le vestibule.
Les quatre autres regardèrent Morty.
« Tu es sûr de savoir ce que tu fais ? demanda Coupefin.
— Non.
— Tu ne peux pas battre le maître », dit Albert. Il soupira. « Crois-moi.
— Qu’est-ce qui va se passer si vous perdez ? fit Kéli.
— Je ne perdrai pas. C’est ça l’ennui.
— Père veut qu’il gagne, dit amèrement Ysabell.
— Vous voulez dire qu’il va laisser Morty gagner ? fit Coupefin.
— Oh, non, il ne va pas le laisser gagner. Il veut seulement qu’il gagne. »
Morty approuva de la tête. Tandis qu’ils suivaient la forme sombre de la Mort, il imagina un avenir à servir éternellement le dessein mystérieux que le Créateur avait en tête, à vivre hors du Temps. Il ne pouvait reprocher à la Mort de vouloir lâcher le métier. La Mort avait dit que les os n’étaient pas obligatoires, mais peut-être que ça n’aurait pas beaucoup d’importance. L’éternité donnerait-elle une impression de longueur, ou est-ce que toutes les vies – d’un point de vue personnel – avaient exactement la même durée ?
Salut, fit une voix dans sa tête. Tu te souviens de moi ? Je suis toi. C’est moi qui t’ai fourré dans ce pétrin.
« Merci », dit-il avec aigreur. Les autres lui jetèrent un regard.
Tu pourrais t’en sortir, reprit la voix. Tu as un gros avantage. Tu as été lui, et lui n’a jamais été toi.
La Mort traversa rapidement le vestibule pour passer dans la Longue Salle, où toutes les bougies s’allumèrent docilement d’un coup à son entrée.
« ALBERT.
— Maître ?
— VA ME CHERCHER LES SABLIERS.
— Maître. »
Coupefin saisit le bras du vieillard.
« Vous êtes mage, siffla-t-il. Vous n’êtes pas obligé de faire ce qu’il dit !
— T’as quel âge, mon gars ? demanda gentiment Albert.
— Vingt ans.
— Quand t’auras le mien, les choix t’apparaîtront autrement. » Il s’adressa à Morty. « Excuse-moi. »
Morty dégaina son épée à la lame presque invisible dans la lumière des bougies. La Mort se retourna et lui fit face, mince silhouette devant un immense casier de sabliers.
Il étendit les bras. La faux apparut dans ses mains, accompagnée d’un coup de tonnerre miniature.
Albert ramena par l’une des allées bordées d’étagères deux sabliers qu’il déposa sans un mot sur une saillie d’un des piliers.
Le premier avait plusieurs fois la taille des sabliers ordinaires : noir, délicat et orné d’un motif intriqué de crânes et de tibias.
Ce n’était pas ce que l’objet avait de plus déplaisant.
Morty étouffa un grognement. Il ne voyait pas de sable dedans.
L’autre, plus petit, était plutôt simple, sans décoration. Morty avança la main vers lui.
« Je peux ? demanda-t-il.
— JE T’EN PRIE. »
Le nom Morty était gravé sur l’ampoule supérieure. Il leva le sablier à la lumière et nota sans véritable surprise qu’il n’y restait presque plus de sable. Lorsqu’il se l’approcha de l’oreille, il crut entendre, même par-dessus le rugissement permanent des millions de compte-vies qui l’entouraient, le bruit de sa propre existence qui se vidait.
Il le reposa très délicatement.
La Mort se tourna vers Coupefin.
« MONSIEUR LE MAGE, JE VOUS PRIE, AURIEZ-VOUS L’AMABILITÉ DE COMPTER JUSQU’À TROIS POUR NOUS ? »
Coupefin accepta de la tête, sans enthousiasme.
« Vous êtes sûr de ne pas pouvoir trouver un arrangement autour d’une table ronde… ? commença-t-il.
— NON.
— Non. »
L’apprenti et la Mort tournèrent prudemment l’un autour de l’autre ; leurs reflets dansaient sur les empilements de sabliers.
« Un », fit Coupefin.
La Mort brandit sa faux d’un geste menaçant.
« Deux. »
Les lames s’entrechoquèrent entre les deux adversaires dans un raclement de chat qui glisse le long d’une vitre.
« Ils ont tous les deux triché ! » s’exclama Kéli. Ysabell hocha la tête. « Évidemment », dit-elle.
Morty fit un bond en arrière et porta un coup de taille trop lent que son maître détourna facilement avant de transformer sa parade en un fauchage à ras le sol auquel l’apprenti n’échappa que par un saut maladroit à pieds joints.
Bien que la faux ne figure pas parmi les armes de guerre de premier plan, quiconque s’est trouvé du mauvais côté, disons, d’une révolte paysanne, sait combien elle devient redoutable entre des mains expérimentées. Une fois que le faucheur a commencé à la faire aller et venir, nul ne sait – y compris le faucheur lui-même – où se trouve la lame et où elle se trouvera l’instant suivant.
La Mort s’avança en souriant. Le jeune homme se baissa pour esquiver un fauchage à hauteur de tête et plongea de côté ; il entendit un tintement de verre derrière lui lorsque la pointe de métal embrocha un sablier sur l’étagère la plus proche…
… Dans une ruelle sombre de Morpork, un entrepreneur de vidange s’agrippa la poitrine et piqua du nez dans son tombereau…
Morty roula et se releva pour mouliner à deux mains au-dessus de sa tête ; un frémissement de joie mauvaise le parcourut lorsque la Mort rompit en vitesse sur le carrelage. Le moulinet furieux trancha dans une étagère ; son chargement de sabliers se mit à glisser vers le dallage. Morty eut vaguement conscience d’Ysabell qui le dépassait à toute allure pour les rattraper un à un…
… Ici et là sur le Disque, quatre personnes échappèrent miraculeusement à une chute mortelle…
… et il se précipita en avant pour pousser son avantage. Les mains de la Mort ne furent plus que des éclairs indistincts tandis qu’elles paraient chaque coup de taille et d’estoc, puis elles changèrent leur prise sur le manche pour ramener la lame en un arc de cercle vertical que l’apprenti évita gauchement d’un pas de côté, entaillant avec la garde de son épée le châssis d’un sablier qui vola à travers la salle…
… Dans les montagnes du Bélier, un berger de thargas qui cherchait à la lumière de sa lampe une femelle égarée perdit l’équilibre et dégringola dans un précipice de trois cents mètres…
… Coupefin plongea en avant, attrapa le sablier au vol d’une main désespérément tendue, retomba sur le carrelage et glissa sur le ventre…
… Sous le berger hurlant apparut mystérieusement un sycomore noueux qui brisa sa chute et le débarrassa de ses problèmes majeurs – la mort, le jugement des dieux, l’incertitude d’aller au Paradis et ainsi de suite – pour leur substituer celui relativement plus simple d’escalader une trentaine de mètres d’à-pic glacé par nuit noire.
Il y eut une pause quand les combattants s’écartèrent l’un de l’autre et se tournèrent encore autour, dans l’attente d’une ouverture.
« Nous pouvons certainement faire quelque chose ? demanda Kéli.
— Morty perdra, de toutes façons », répondit Ysabell en secouant la tête. Coupefin dégagea d’une saccade le chandelier d’argent de sa manche bouffante et se le passa d’une main à l’autre d’un air songeur.
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