— Quelle heure il est ?
— À quelle heure tu disais que les prêtres fermaient la pyramide ? »
Paupières plissées, les yeux larmoyants de Morty revinrent vers la tombe du roi. Pas de doute, à la lumière des torches des doigts s’activaient sur la porte. Bientôt, selon la légende, les gardiens s’éveilleraient à la vie et commenceraient leur patrouille interminable.
Il savait qu’ils le feraient. Il se rappelait tout. Il se rappelait la sensation de froid glacé dans son esprit infini comme le ciel nocturne. Il se rappelait l’assignation à une existence peu engageante dès l’apparition de la première créature vivante, parfaitement conscient qu’il survivrait à la vie jusqu’au dernier soupir du dernier être de l’univers, et que ce serait alors à lui, comme qui dirait, de mettre les chaises sur les tables et d’éteindre toutes les lumières.
Il se rappelait la solitude. « Me laisse pas, dit-il très vite.
— Je suis là, répondit-elle. Aussi longtemps que tu auras besoin de moi.
— Il est minuit », fit-il d’un ton de découragement en s’affaissant au bord du Tsort et en penchant sa tête douloureuse vers l’eau. Près de lui, dans un bruit de vidange de baignoire, Bigadin se désaltéra aussi.
« Ça veut dire qu’il est trop tard ?
— Oui.
— Je suis désolée. Je voudrais pouvoir faire quelque chose.
— Tu peux rien faire.
— Au moins, tu as tenu ta promesse à Albert.
— Oui, dit amèrement Morty. J’aurai au moins fait ça. »
Presque à l’autre bout du Disque…
Une fois encore, il devrait y avoir un mot pour désigner la microscopique étincelle d’espoir qu’on n’ose pas entretenir de peur qu’un intérêt excessif ne la fasse disparaître, comme lorsqu’on essaye de regarder un photon. On ne peut que s’en approcher discrètement, regarder au-delà, passer devant, attendre qu’il devienne assez gros pour affronter le monde.
Il releva un visage ruisselant d’eau, considéra l’horizon vers le couchant et tâcha de se rappeler la grande reproduction du Disque dans le cabinet de la Mort sans vraiment révéler à l’univers ce qu’il avait en tête.
Dans ces cas-là, on a l’impression d’un équilibre si fragile dans le champ du possible que réfléchir trop fort suffirait à le rompre.
Il s’orienta aux fines flèches de lumière du Moyeu qui dansaient sur le fond d’étoiles et décida, pris d’une inspiration, que Sto Lat se trouvait… là-bas…
« Minuit, dit-il tout haut.
— Minuit passé, maintenant, rectifia Ysabell. »
Morty se releva, s’efforçant de ne pas laisser sa joie rayonner de ses yeux comme des lumières de phare, et empoigna le harnais de Bigadin.
« Viens, dit-il. On a pas beaucoup de temps.
— De quoi tu parles ? »
Il tendit la main pour aider la jeune femme à monter en croupe. Geste qui partait d’un bon sentiment, mais du coup il faillit se désarçonner tout seul. Ysabell le repoussa gentiment et grimpa par ses propres moyens. Bigadin, qui sentait l’agitation fiévreuse de Morty, faisait des pas de côté, s’ébrouait, frappait le sable du sabot.
« Dis, de quoi tu parles ? »
Morty fit volter le cheval face au rougeoiement lointain du coucher du soleil.
« De la vitesse de la nuit », répondit-il.
* * *
Coupefin passa la tête au-dessus des créneaux du palais et gémit. La démarcation n’était plus qu’à une rue, parfaitement visible dans l’octarine, et il n’avait pas besoin d’imaginer le bruit de friture. Il l’entendait : un méchant bourdonnement en dents de scie dû aux particules de possibilité qui, dans leur course erratique, percutaient l’interface et libéraient leur énergie sous forme de bruit. À mesure qu’elle se rapprochait, péniblement, la paroi nacrée avalait banderoles, torches et badauds pour ne laisser que rues obscures. Quelque part là-bas, songea Coupefin, je dors profondément dans mon lit et rien de tout ça n’est arrivé. Le veinard.
Il se baissa bien vite, glissa à bas de l’échelle, prit pied sur les pavés et cavala pour revenir dans la grande salle, les jupes de sa robe lui battant autour des chevilles. Il se faufila par la petite poterne du grand portail, ordonna au garde de la verrouiller, puis reprit ses jupes à la main, ses jambes à son cou et enfila bruyamment un couloir de service qui lui évitait de rencontrer des invités.
Des milliers de bougies éclairaient la salle pleine de dignitaires de Sto Lat, pour la plupart incertains sur le pourquoi de leur présence au palais. Et, bien sûr, il y avait l’éléphant.
C’était l’éléphant qui avait convaincu Coupefin que sa raison déraillait ; l’idée lui avait pourtant paru bonne quelques heures plus tôt, lorsque la vue basse du Grand Prêtre l’avait tellement mis hors de lui qu’il s’était souvenu de cette scierie à la sortie de la ville qui employait l’animal en question au transport de lourdes charges. Le pachyderme avait un certain âge, de l’arthrite et un caractère inégal, mais aussi un gros avantage en tant que victime sacrificielle. Le Grand Prêtre ne pourrait manquer de le voir.
Une demi-douzaine de gardes essayaient timidement de retenir l’éléphant dont le cerveau épais venait de l’informer qu’il aurait dû se trouver dans son écurie familière avec beaucoup de foin, d’eau et de temps devant lui pour rêver aux journées ensoleillées dans les grandes plaines kaki de Klatch. Il commençait à s’agiter.
L’autre raison de sa vivacité grandissante ne va pas tarder à se manifester : dans la confusion d’avant cérémonie, sa trompe a découvert le calice rituel contenant cinq litres de vin capiteux et les a bus cul sec. Des images bizarres, violentes, apparaissent comme dans des bulles devant ses yeux encroûtés : baobabs déracinés, combats entre mâles à la saison des amours, charges glorieuses dans des villages indigènes et autres plaisirs à demi oubliés. Si ça continue, il va voir des humains roses.
Heureusement, Coupefin ne savait rien de ce qui précède ; il attira l’attention de l’assistant du Grand Prêtre – un jeune homme inspiré qui avait eu la prévoyance de s’équiper d’un long tablier de caoutchouc et de cuissardes – et signala du geste que la cérémonie devait démarrer.
Il fonça comme une flèche dans le vestiaire du prêtre, batailla pour enfiler la robe de gala que la couturière du palais lui avait spécialement taillée, fouilla au fond de la corbeille à ouvrage à la recherche de chutes de dentelle, de paillettes et de fil d’or pour réaliser un habit d’un mauvais goût si flagrant que même l’Archichancelier de l’Université de l’Invisible n’aurait pas eu honte de le porter. Coupefin s’accorda cinq secondes pour admirer son reflet dans le miroir avant de s’enfoncer le chapeau pointu sur la tête et de repartir en trombe vers la porte, où il s’arrêta juste à temps pour sortir d’un pas mesuré, comme il sied à une personne de condition.
Il retrouva le Grand Prêtre à l’instant où Kéli commençait à remonter l’allée centrale, flanquée de caméristes qui s’affairaient autour d’elle comme remorqueurs autour d’un paquebot de ligne.
Malgré le handicap de la robe héréditaire, Coupefin la trouva belle. Quelque chose en elle le faisait…
Il serra les dents et fit effort pour se concentrer sur les mesures de sécurité. Il avait posté des gardes à divers points stratégiques de la salle, au cas où le duc de Sto Hélit tenterait un remaniement de dernière minute de la succession royale, et il se rappela qu’il devait garder particulièrement à l’œil le duc en question qui se tenait assis au premier rang, un sourire curieusement serein sur la figure. L’homme surprit le regard de Coupefin, et le mage s’empressa de s’intéresser à autre chose.
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