Fortyfian Baume du Bélier et Filtre de Passyon de Mémé Ciredutemps. Une cuyérée selemant au couché et ces toux.
* * *
« Tout seul ? fit Morty.
— CERTAINEMENT. J’AI ENTIÈRE CONFIANCE EN TOI.
— Ben mince ! »
La proposition chassa toute autre préoccupation de l’esprit de l’apprenti, et il s’étonna même de ne pas éprouver franchement de dégoût. Il avait assisté à pas mal de décès au cours de la dernière semaine, et l’acte perdait toute son horreur quand on savait qu’on allait parler à la victime après coup. La plupart avaient été soulagées, une ou deux en colère, mais toutes bien contentes d’entendre quelques mots obligeants.
« TU CROIS QUE TU Y ARRIVERAS ?
— Ben, m’sieur… Oui. Je crois.
— VOILÀ LA BONNE ATTITUDE. J’AI LAISSÉ BIGADIN PRÈS DE L’ABREUVOIR AU COIN DE LA RUE. RAMÈNE-LE DIRECTEMENT À LA MAISON QUAND TU AURAS FINI.
— Vous restez ici, m’sieur ? »
La Mort regarda la rue dans les deux sens. Ses orbites brillèrent.
« J’AVAIS IDÉE DE ME PROMENER UN PEU, dit-il mystérieusement. JE NE ME SENS PAS TRÈS BIEN. J’AI ENVIE D’AIR FRAIS. » Il parut se rappeler quelque chose, plongea la main dans les ombres secrètes de sa cape et en ressortit trois sabliers.
« RIEN DE COMPLIQUÉ, dit-il. AMUSE-TOI BIEN. »
Il se retourna et partit dans la rue à grands pas, en fredonnant.
« Hum. Merci », fit l’apprenti.
Il leva les sabliers à la lumière, nota celui qui en était à ses ultimes grains de sable. « Ça veut dire que c’est moi qui m’occupe de tout ? » lança-t-il, mais la Mort avait disparu au coin.
Bigadin le reconnut et l’accueillit d’un léger hennissement. Morty l’enfourcha ; l’appréhension et la responsabilité lui faisaient battre le cœur plus vite. Ses doigts s’activèrent automatiquement, retirèrent la faux de son étui, puis adaptèrent et fixèrent la lame (qui jeta un éclair bleu acier dans la nuit et découpa la lumière stellaire comme du salami). Il se mit en selle avec prudence, tressaillit aux élancements de son arrière-train endolori ; mais monter Bigadin, c’était comme monter un oreiller. Après coup, ivre de l’autorité qu’on venait de lui déléguer, il prit dans la sacoche de selle la cape de cheval de la Mort et se l’attacha aux épaules par sa broche d’argent.
Il regarda une fois encore le premier sablier et pressa légèrement des genoux les flancs de Bigadin. Le cheval flaira l’air frisquet et se mit au trot.
Derrière eux, Coupefin fusa de sa porte et fonça de plus en plus vite dans la rue gelée, robes au vent.
Le cheval était maintenant au petit galop, et l’écart entre ses sabots et les pavés grandissait. Dans un bruissement de queue il passa par-dessus les toits des maisons et s’éleva dans le froid du ciel.
Coupefin l’ignora. Il avait plus urgent en tête. Il s’envola d’un bond pour atterrir de tout son long dans l’eau gelée de l’abreuvoir et s’étendre sur le dos avec soulagement parmi les éclats de glace qui flottaient à la surface. Au bout d’un moment, de la vapeur s’échappa.
* * *
Morty resta à basse altitude pour s’enivrer de la vitesse. Le paysage endormi défilait dans un rugissement muet sous lui. Bigadin avait adopté un galop modéré, ses grands muscles jouaient sous sa peau aussi facilement que des alligators sur un banc de sable, sa crinière fouettait la figure de l’apprenti. La nuit rebondissait en volutes vives sur le fil de la faux, coupée en deux moitiés tourbillonnantes.
Ils filaient au clair de lune, aussi silencieux que des ombres, visibles uniquement des chats et de qui mettait son nez dans des affaires que les hommes n’étaient pas censés connaître.
Morty ne s’en souvint pas après coup, mais il est fort probable qu’il riait.
Bientôt les plaines glacées firent place aux terrains accidentés qui entouraient les montagnes, puis les rangs serrés des montagnes du Bélier elles-mêmes coururent à leur rencontre à la surface du monde. Bigadin baissa la tête, allongea sa foulée et mit le cap sur un défilé entre deux pics aussi pointus que des dents de gobelins dans la lumière argentée. Quelque part, un loup hurla.
Morty jeta un autre coup d’œil au sablier. Son châssis était sculpté de feuilles de chêne et de racines de mandragore, et le sable à l’intérieur, même au clair de lune, était d’or pâle. Il tourna l’objet dans un sens, puis dans l’autre, et réussit à lire le nom Ammeline Piédeporc gravé en lignes à peine visibles.
Bigadin ralentit son galop. Morty regarda en contrebas le toit d’une forêt, saupoudré d’une neige précoce ou très, très tardive ; les deux étaient possibles car les montagnes du Bélier gardaient leur climat en réserve et le distribuaient sans vraiment tenir compte de la période de l’année.
Une brèche s’ouvrit en dessous. Bigadin ralentit encore, vira et descendit vers une clairière toute blanche de neige amoncelée. Elle était ronde et une maisonnette en occupait le centre exact. Si la neige n’avait pas recouvert le terrain alentour, Morty aurait noté l’absence de la moindre souche ; on n’avait pas coupé les arbres à l’intérieur du cercle, on les avait tout bonnement découragés d’y pousser. Ou ils avaient déménagé.
La lumière d’une bougie se répandait par une fenêtre du rez-de-chaussée pour former une tache orange pâle sur la neige.
Bigadin atterrit en douceur et trotta sur la croûte de gel sans s’enfoncer. Ses sabots ne laissaient pas de traces, bien entendu.
Morty descendit de selle et marcha vers la porte ; il marmonnait tout seul et s’essayait à des mouvements circulaires avec la faux.
La maisonnette avait de grands avant-toits, pour évacuer la neige et protéger le tas de bois. Aucun habitant des montagnes du Bélier n’aurait songé aborder l’hiver sans des réserves de bûches sur trois côtés de la maison. Mais ici, pas de tas de bois, pourtant le printemps était encore loin.
Il y avait quand même une botte de foin dans un filet près de la porte. Un mot était accroché, écrit en grandes capitales légèrement tremblées : POUR LE CHEVALE.
Ça aurait inquiété Morty s’il s’était laissé aller. On l’attendait. Mais il avait appris, ces derniers temps, qu’il valait mieux surfer sur la crête de l’incertitude plutôt que se noyer dans le creux de sa vague. N’importe comment, les scrupules moraux ne gênaient pas Bigadin qui mordit dans la botte sans plus attendre.
Autre problème : fallait-il frapper avant d’entrer ? D’une certaine façon, ça ne semblait pas opportun. Admettons que personne ne réponde, ou qu’on lui dise de s’en aller ?
Aussi souleva-t-il le loquet et poussa-t-il la porte. Elle s’ouvrit aisément, sans grincer.
Elle donnait sur une cuisine basse de plafond, aux poutres à hauteur de trépanation pour Morty. La lumière d’une bougie solitaire se réfléchissait sur la vaisselle d’un long buffet et sur du carrelage frotté à la brosse de chiendent puis astiqué jusqu’à ce que ça brille. Le feu dans la cheminée grande comme une caverne n’ajoutait pas beaucoup de lumière, vu qu’il se réduisait à un tas de cendres blanches sous les restes d’une bûche. Morty sut, sans qu’on le lui dise, que cette bûche-là, c’était la dernière.
Assise à la table de la cuisine, une dame d’un âge respectable écrivait furieusement, son nez crochu à quelques centimètres seulement du papier. Un chat gris, couché en rond près d’elle sur la même table, cligna des yeux à l’adresse de Morty.
La faux cogna dans une poutre. La femme releva la tête.
« J’suis à vous dans une minute », dit-elle. Elle fronça les sourcils en direction du papier. « J’ai pas encore parlé de la santé de corps et d’esprit ; de la bêtise, n’importe comment, quand on est sain de corps et d’esprit, on n’est pas mort. Vous voulez quelque chose à boire ?
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