— Pardon ? » fit Morty. Il se ressaisit et répéta : « PARDON ?
— Si vous buvez, j’entends. C’est du porto à la framboise. Sur le buffet. Vous pouvez tout aussi bien finir la bouteille. »
Morty reluqua le buffet d’un œil soupçonneux. Il avait l’impression d’avoir perdu l’initiative. Il sortit le sablier et lui jeta un regard noir. Il restait un petit tas de sable.
« J’ai encore quelques minutes, dit la sorcière sans lever la tête.
— Comment… J’veux dire : COMMENT VOUS LE SAVEZ ? »
Elle l’ignora, sécha l’encre devant la bougie, cacheta la lettre avec une goutte de cire et la coinça sous le bougeoir. Puis elle prit le chat.
« Mémé Carabée va venir demain pour ranger et tu t’en iras avec elle, t’as compris ? Et veille bien à ce qu’elle laisse la mère Noisille emporter le lavabo rose, ça fait des années qu’elle le guigne. »
Le chat poussa un cri rauque, d’un air entendu.
« J’ai pas… enfin… J’AI PAS TOUTE LA NUIT, VOUS SAVEZ, fit Morty d’un ton de reproche.
— Si, vous l’avez, moi pas, et ça sert à rien de brailler », répliqua la sorcière. Elle glissa de son siège et Morty vit alors combien elle était voûtée, comme un arc. Avec peine, elle décrocha un grand chapeau pointu de son clou dans le mur, le fixa sur ses cheveux blancs par une batterie d’épingles et empoigna deux cannes.
Elle s’avança jusqu’à Morty d’un pas chancelant et leva vers lui des yeux aussi petits et brillants que des cassis.
« J’ai besoin de mon châle ? Est-ce que j’ai besoin de mon châle, d’après vous ? Non, je suppose que non. J’imagine qu’il fait bon, là où je vais. » Elle examina Morty de plus près et fronça les sourcils.
« Vous êtes plus jeune que j’croyais », dit-elle. Morty ne répondit pas. Puis Bobonne Piédeporc annonça calmement : « Vous savez, à mon avis, vous n’êtes pas du tout celui que j’attendais. »
Morty s’éclaircit la gorge.
« Vous attendiez qui, au juste ? demanda-t-il.
— La Mort, répondit simplement la sorcière. Ça fait partie de l’arrangement, vous voyez. On connaît à l’avance l’heure de sa mort et on a la garantie de… d’une attention personnelle.
— Eh ben, c’est moi, fit l’apprenti.
— C’est vous, quoi ?
— L’attention personnelle. Il m’a envoyé. Je travaille pour lui. Personne d’autre voulait de moi. » Morty marqua un temps. Tout allait de travers. Il serait renvoyé chez lui, déshonoré. La première responsabilité qu’on lui confiait, et il la gâchait. Il entendait déjà les gens se moquer de lui.
Du fond de sa confusion monta une plainte qui retentit comme une corne de brume : « C’est mon premier vrai boulot, et j’ai tout raté ! »
La faux tomba par terre dans un cliquetis, découpant au passage un bout de pied de table et fendant un carreau en deux.
Bobonne le regarda un moment, la tête penchée. « Je vois, fit-elle alors. C’est quoi, ton nom, jeune homme ?
— Morty, renifla l’apprenti. Le diminutif de Mortimer.
— Eh ben, Morty, j’espère que t’as un sablier sur toi. »
Morty opina vaguement du chef. Il mit la main à sa ceinture et sortit le sablier. La sorcière l’examina d’un œil critique. « Reste une minute à peu près, dit-elle. Pas beaucoup de temps à perdre. Attends encore un peu, que je ferme ma porte à clé.
— Mais vous comprenez pas ! gémit Morty. J’vais tout rater ! J’ai encore jamais fait ça ! »
Elle lui tapota la main. « Moi non plus, dit-elle. On peut apprendre ensemble. Maintenant, ramasse ta faux et tâche d’être raisonnable, hein ? t’es un gentil garçon. »
Il eut beau protester, elle le chassa dehors dans la neige et le suivit, puis tira la porte et la ferma avec une lourde clé de fer qu’elle accrocha à un clou près de l’entrée.
Le gel avait resserré son étreinte sur la forêt, l’avait empoignée à en faire crier les racines. La lune se couchait, mais le ciel était constellé d’étoiles blanches et dures qui faisaient paraître l’hiver plus froid encore. Bobonne Piédeporc frissonna.
« Y a une vieille souche là-bas, dit-elle sur le ton de la conversation. La vue est belle sur la vallée. En été, évidemment. J’aimerais bien m’asseoir. »
Morty l’aida à se déplacer dans la couche blanche épaisse et débarrassa au mieux la souche de la neige qui la recouvrait. Ils s’assirent, le sablier entre eux. La vue était peut-être belle en été, mais elle se résumait aujourd’hui à des rochers noirs sur un fond de ciel d’où dégringolaient maintenant des petits flocons.
« J’y crois pas, à tout ça, fit Morty. Vous comprenez, à vous entendre, on dirait que vous voulez mourir.
— Je vais regretter quelques bricoles, fit-elle. Mais c’est plus ce que c’était. La vie, j’veux dire. Quand on n’peut plus faire confiance à son corps, il est temps de partir. M’est avis que le moment est venu d’essayer autre chose. Est-ce qu’il t’a dit que les adeptes de la magie arrivent toujours à le voir ?
— Non, se trompa Morty.
— Eh ben, si.
— Il aime pas beaucoup les mages et les sorcières, dit-il spontanément.
— Personne n’aime ça, les petits malins, fit-elle avec une certaine satisfaction. On lui donne du fil à retordre, tu vois. Les prêtres, non, alors il les aime bien, les prêtres.
— Il m’a jamais parlé de ça, fit Morty.
— Ah. Les gens entendent toujours raconter que ça ira beaucoup mieux pour eux une fois morts. Nous, on leur dit que ça pourrait être drôlement bien en ce monde s’ils voulaient s’en donner la peine. »
Morty hésitait. Il voulait dire : vous vous trompez, il n’est pas comme ça, il se fiche que les gens soient bons ou mauvais tant qu’ils sont ponctuels. Et gentils avec les chats, ajouta-t-il.
Mais il se ravisa. Il lui vint à l’esprit que les gens avaient besoin de croire à quelque chose.
Le loup hurla encore, si près que Morty regarda autour de lui avec inquiétude. Un congénère lui répondit, de l’autre côté de la vallée. Le chœur fut repris par deux autres au tréfonds de la forêt. Morty n’avait jamais rien entendu d’aussi lugubre.
Il jeta un coup d’œil en coin à la silhouette immobile de Bobonne Piédeporc, puis, en proie à une panique grandissante, au sablier. Il bondit sur ses pieds, attrapa la faux et la ramena en un grand mouvement circulaire à deux mains.
La sorcière se mit debout, abandonnant son corps derrière elle.
« Bravo, dit-elle. Un moment, là, j’ai cru que tu m’avais loupée. »
Morty s’appuya contre un arbre, le souffle court, et suivit des yeux Bobonne qui faisait le tour de la souche pour se regarder.
« Hmm, fit-elle sévèrement. Le temps n’arrange rien à l’affaire. » Elle leva une main, éclata de rire en apercevant les étoiles au travers.
Puis elle se transforma. Morty avait déjà assisté au phénomène – lorsque l’âme comprenait que plus rien ne la liait au champ morphique corporel –, mais jamais il ne l’avait vu maîtrisé à ce point. Les cheveux de la vieille femme se défirent tout seuls du chignon serré, changèrent de couleur et s’allongèrent. Son corps se redressa. Les rides s’estompèrent et disparurent. Sa robe de laine grise s’agita comme la surface de la mer pour finalement dessiner des formes tout à fait différentes et troublantes.
Elle baissa la tête, gloussa et changea la robe en une tenue vert pré moulante.
« Qu’est-ce que t’en penses, Morty ? » fit-elle. Jusque-là, l’apprenti avait entendu une voix cassée, chevrotante. Maintenant elle évoquait le musc, le sirop d’érable et d’autres choses qui lui firent monter et descendre la pomme d’Adam comme une balle de caoutchouc au bout d’un élastique.
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