— Quoi ? » fit un marchand de plein vent à côté de lui. Morty jeta un regard à la ronde. Il se trouvait sur une place de marché animée, noire de gens et d’animaux. On y vendait toutes sortes d’articles, allant des aiguilles aux visions du Salut (par le biais de quelques prophètes itinérants). Il était impossible d’y tenir conversation autrement qu’en braillant.
L’apprenti tapota le marchand dans le creux des reins.
« Vous me voyez ? » demanda-t-il.
Le marchand lui loucha dessus d’un œil critique.
« M’est avis qu’oui, répondit-il, ou alors c’est quelqu’un qui te ressemble beaucoup.
— Merci, fit Morty, grandement soulagé.
— Pas de quoi. Je vois des tas de gens tous les jours, c’est gratuit. Tu veux acheter des lacets ?
— J’crois pas. On est où, ici ?
— Tu l’sais pas ? »
Deux autres personnes, à l’étal voisin, considéraient Morty d’un œil songeur. Son cerveau passa la surmultipliée. « Mon maître voyage beaucoup, dit-il sans mentir. On est arrivés hier soir, et moi, je dormais dans le chariot. Maintenant, j’ai mon après-midi de libre.
— Ah », fit le marchand. Il se pencha en avant avec une mine de conspirateur. « On est venu s’faire plaisir, hein ? J’peux t’arranger ça.
— Ça me ferait plaisir de savoir où je suis », concéda Morty.
L’homme fut décontenancé.
« On est à Ankh-Morpork, dit-il. Ça se voit, non ? Ça se sent, même. »
L’apprenti renifla. Il flottait un quelque chose de particulier dans l’air de la ville. Comme s’il avait pas mal vécu. Impossible d’ignorer à chaque inspiration qu’on côtoyait des milliers d’autres gens et qu’ils avaient presque tous des dessous de bras.
Le marchand posa sur Morty un regard inquisiteur, nota la pâleur du visage, la bonne coupe des habits et l’étrange présence qui lui faisait l’effet d’un ressort à boudin.
« Écoute, j’vais pas y aller par quatre chemins, dit-il. Je peux t’indiquer une bonne adresse où tremper ton biscuit.
— J’ai déjà déjeuné, fit distraitement Morty. Mais est-ce que vous pouvez me dire si on est loin d’une ville qui s’appelle Sto Lat, je crois ?
— À une trentaine de kilomètres vers le Moyeu, mais y a rien là-bas pour un jeune homme de ton acabit, s’empressa de dire le commerçant. Je connais ça, t’es de sortie tout seul, t’as envie de sensations nouvelles, tu veux des émotions, de la romance…»
L’apprenti, pendant ce temps-là, ouvrait la bourse que lui avait remise la Mort. Elle était remplie de petites pièces d’or à peu près grosses comme des paillettes.
Une image se forma une fois de plus dans sa tête : celle d’un visage jeune et pâle sous des cheveux roux qui avait, il ignorait comment, eu conscience de sa présence. Les sentiments diffus qui lui hantaient l’esprit depuis ces derniers jours se précisèrent d’un coup.
« Je veux, dit-il d’une voix ferme, un cheval très rapide. »
* * *
Cinq minutes plus tard, Morty était perdu.
On connaissait ce secteur d’Ankh-Morpork sous le nom des Ombres, un quartier déshérité qui avait grand besoin d’une aide gouvernementale ou, mieux encore, d’un lance-flammes. On ne pouvait le qualifier de sordide, on aurait forcé sur le mot jusqu’au point de rupture. Il dépassait le sordide de très loin et, par une sorte de renversement einsteinien, touchait à une grandeur dans l’horrible dont il se parait comme d’une récompense architecturale. Bruyant, étouffant, il empestait autant qu’une litière d’étable.
Les rapports de voisinage relevaient plutôt de l’écologie, comme s’il s’agissait d’un grand récif de corail, mais terrestre. Un récif peuplé d’humains, bien sûr, équivalents des homards, calmars, crevettes, etc. Et des requins.
Morty erra désespérément dans les rues tortueuses. Quiconque aurait survolé le quartier à hauteur de toit aurait remarqué des mouvements de foule dans son sillage, laissant supposer qu’un certain nombre d’individus convergeaient nonchalamment vers une cible, et aurait aussitôt conclu que l’apprenti et son or jouissaient en gros de la même espérance de vie qu’un hérisson à trois pattes sur une autoroute à six voies.
Il apparaît sans doute déjà clairement que le quartier des Ombres n’était pas du genre à avoir des habitants. Il avait des résidents. Régulièrement, Morty essayait d’engager la conversation avec l’un d’eux, afin de se faire indiquer le chemin d’un bon marchand de chevaux. Le résident marmonnait généralement quelques mots et filait en vitesse, vu que quiconque souhaitait vivre aux Ombres plus de trois heures acquérait de nouveaux sens très spécialisés et ne tenait pas plus à traîner dans les parages de l’apprenti qu’un paysan sous un gros arbre par temps d’orage.
Ainsi Morty finit-il par déboucher sur l’Ankh, le plus grand de tous les fleuves. Avant d’entrer dans la cité, ledit fleuve s’écoulait déjà lentement, lourd du limon des plaines, et aux Ombres, même un agnostique aurait pu le traverser à pied. C’était difficile de se noyer dans l’Ankh, mais facile d’y mourir étouffé.
Morty considéra la surface d’un air songeur. Elle avait l’air de se déplacer. On y voyait des bulles. Ça devait être de l’eau.
Il soupira et s’en alla.
Trois hommes avaient surgi derrière lui, comme crachés de la maçonnerie. Ils affichaient la mine fermée, impassible des malandrins dont l’apparition dans n’importe quelle histoire annonce qu’il est temps pour le héros d’affronter un danger, mais pas très grand, parce qu’il est également évident que les pauvres diables vont avoir une horrible surprise.
Ils lançaient des regards mauvais. Ils étaient très forts pour ça.
L’un d’eux avait tiré son couteau avec lequel il décrivait de petits moulinets. Il avança lentement vers Morty, tandis que les deux autres restaient en arrière pour lui apporter un soutien immoral.
« File-nous ta bourse », grinça-t-il.
La main de l’apprenti se posa sur la bourse à sa ceinture.
« Une minute, fit-il. Qu’est-ce qu’il se passera, après ?
— Quoi ?
— J’veux dire, c’est ma bourse ou ma vie ? fit Morty. C’est le genre de question que les voleurs sont censés poser. La bourse ou la vie. J’ai lu ça une fois dans un livre, ajouta-t-il.
— P’t-être bien, p’t-être bien », admit le coupe-jarret. Il sentit qu’il perdait l’initiative mais se reprit magnifiquement. « D’un autre côté, ça pourrait être ta bourse et ta vie. D’une pierre, deux coups, comme qui dirait. »
L’homme jeta un regard en coin à ses collègues qui ricanèrent en réplique.
« Dans ce cas… commença Morty, et il leva la bourse d’une main dans l’intention de l’envoyer le plus loin possible dans l’Ankh, quand bien même elle risquait fort de rebondir.
— Hé, qu’esse tu fais ? » s’inquiéta le voleur. Il voulut se précipiter en avant mais s’arrêta aussitôt lorsque Morty donna une secousse menaçante à la bourse.
« Bon, fit Morty, voilà comment je vois les choses. Si, dans tous les cas, vous me tuez, autant que je me débarrasse de l’argent. Ça dépend entièrement de vous. » Pour illustrer ses dires, il sortit une pièce et l’envoya d’une pichenette dans l’eau qui l’accepta avec un funeste bruit de succion. Les malandrins frissonnèrent.
Le voleur en chef regarda la bourse. Il regarda son couteau. Il regarda la figure de Morty. Il regarda ses comparses.
« Excuse-moi », dit-il, et le trio de coupe-jarrets se réunit pour un conciliabule.
Morty mesura la distance qui le séparait du bout de la ruelle. Il n’y arriverait pas. De toutes façons, ces trois-là avaient aussi l’air très entraînés en course-poursuite. Seuls les efforts de réflexion arrivaient à les fatiguer un peu.
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