La sauvageonne répondit en personne. « Nulle part, m’sire. Me suis bien assez cognée dans le noir comme ça. » Entendant un talon claquer sur la pierre, il tourna bien la tête en direction du bruit mais ne vit rien. Quant à percevoir son odeur comme il le croyait, ce pouvait n’être qu’une impression. Tous dégageaient la même, là-dedans, et le flair d’Eté lui aurait seul permis de différencier celle d’un chacun. « La nuit dernière, j’ai pissé sur le pied d’un roi, reprit Osha. Si c’était pas ce matin, va savoir. Je dormais, en plus, mais pas maintenant. » Ils dormaient tous énormément, pas seulement lui. Que faire d’autre, en effet, que dormir, manger, redormir? Echanger quelques mots, bon, de-ci de-là, mais pas trop…, puis qu’en murmurant, comme l’exigeait la sécurité. Encore Osha aurait-elle préféré que l’on ne parle pas du tout, mais rien n’angoissait Rickon comme le silence, et comment empêcher Hodor de se marmonner sans trêve « Hodor, hodor, hodor » ?
« J’ai vu brûler Winterfell, Osha », souffla Bran. Quelque part sur sa gauche, il percevait le souffle léger de Rickon.
« Un rêve, répliqua-t-elle.
— Un rêve de loup, rétorqua-t-il. Et puis je l’ai senti, aussi. Il n’est pas d’odeur qui se puisse confondre avec l’odeur du feu ou celle du sang.
— Sang de qui ?
— De tout le monde. D’hommes, de chevaux, de chiens. Il nous faut aller voir.
— C’est peut-être un sac d’os, mais j’ai que cette peau, dit-elle. Qu’y m’attrape, leur prince calmar, et c’est à coups de fouet qu’on me l’enlèvera du dos. »
La main de Meera trouva dans le noir celle de Bran et l’étreignit brièvement. « J’irai, si tu as peur, moi. »
Des doigts tripotèrent du cuir, puis de l’acier crissa contre un briquet. Crissa derechef. Une étincelle jaillit, qui prit corps. Osha souffla doucement. Une longue flamme pâle s’anima, se dressa telle une fillette faisant des pointes. Au-dessus flottaient en suspens les traits de la sauvageonne. Qui la mit au contact d’une torche, et Bran ne put s’empêcher de ciller quand la poix s’embrasa, saturant le monde d’ardeurs orange. La lumière éveilla Rickon, qui s’assit en bâillant.
Du mouvement qui déplaça les ombres naquit un instant l’illusion que se levaient à leur tour les morts. Brandon et Lyanna comme leur père, lord Rickard, et son père à lui, lord Redwyle, et lord William et son frère, Artos l’Implacable, et lord Donnor et lord Beron et lord Rodwell et lord Jonnel le Borgne, et lord Barth comme lord Brandon, et lord Cregan, adversaire émérite du fameux Chevalier-Dragon. Tous se carraient sur les trônes de pierre, loups-garous de pierre à leurs pieds. Ce noir séjour les avait accueillis après que la chaleur s’était retirée de leurs membres, ici résidaient les morts, au sein de ténèbres que craignaient d’affronter les vivants.
Là se pelotonnaient, dans l’embrasure béante de la tombe où son austère effigie de granit attendait lord Eddard, les six fugitifs, avec leurs maigres provisions de pain, d’eau, de viande séchée. « Reste plus grand-chose, maugréa Osha, inventoriant celles-ci d’un coup d’œil. M’aurait de toute manière forcée à monter bientôt dérober de la nourriture. Qu’on était réduits, sans ça, à manger Hodor.
— Hodor ! s’exclama Hodor en lui dédiant un sourire épanoui.
— Fait-il jour ou nuit, là-haut ? s’inquiéta-t-elle. J’ai plus la moindre idée de ça.
— Jour, affirma Bran, mais sombre à cause de la fumée.
— M’sire est certain ? »
Sans qu’il eût à bouger si peu que ce fût ses membres estropiés, son don de double vue lui révéla tout en un éclair. Tout en distinguant parfaitement Osha qui, debout, brandissait sa torche, et Meera, Jojen et Hodor, et l’impressionnante allée de piliers de granit et l’interminable kyrielle de seigneurs défunts qui se perdaient au loin dans les ténèbres…, il discernait avec autant de netteté parmi les trouées de fumée, dehors, la grisaille de Winterfell, les massives portes de chêne et de fer charbonneuses, à demi dégoncées, les chaînes brisées qui s’enchevêtraient sur le tablier en loques du pont-levis. Iles à corbeaux, flottaient sur la douve des tas de cadavres.
« Certain », déclara-t-il.
Osha rumina quelque temps l’assertion. « Je vais risquer un œil, alors. Serrez-vous tous derrière moi. La hotte de Bran, Meera.
— On rentre à la maison ? s’échauffa Rickon. Je veux mon cheval. Et je veux de la tarte aux pommes et du beurre et du miel – et Broussaille. On va où il est, Broussaille ?
— Oui, promit Bran, mais il faut te taire. »
Après avoir fixé le panier d’osier aux épaules d’Hodor, Meera aida Bran à se soulever pour y insérer ses jambes inertes. Il s’étonna d’avoir les tripes aussi nouées, quand il savait pertinemment quel spectacle l’attendait en haut, mais sa frousse n’en était pas moindre, tant s’en fallait. Comme on s’ébranlait vers l’issue, il se détourna pour jeter à Père un dernier regard, et il lui sembla déchiffrer dans ses yeux comme une tristesse, comme un regret de les voir partir. Nous devons, songea-t-il. Il est temps.
Osha, la torche dans une main, charriait dans l’autre sa longue pique. Une épée nue lui barrait le dos, l’une des dernières auxquelles Mikken eût imprimé sa marque. Il l’avait expressément forgée pour la tombe de lord Eddard, afin que reposent en paix les mânes de celui-ci. Mais une fois Mikken mort et les Fer-nés maîtres de l’armurerie, la tentation du bon acier devenait trop forte, fût-ce au prix d’une profanation. Tout en déplorant qu’elle fût trop lourde, Meera s’était adjugé celle de lord Rickard, et Bran celle faite pour son éponyme, l’oncle Brandon qu’il n’avait pas connu. Il avait beau ne se faire aucune illusion sur sa propre efficacité, en cas de combat, le simple contact de l’arme dans son poing lui procurait une espèce de satisfaction.
Ce n’était qu’un jeu, et il ne s’y méprenait pas.
Chacune des galeries de la crypte répercutait tour à tour l’écho des pas. Tandis que les ombres, derrière, engloutissaient Père, les ombres, devant, battaient en retraite, et de nouvelles statues se dévoilaient l’une après l’autre ; non de seigneurs au sens strict, elles, mais de rois du Nord plus anciens. Des couronnes de pierre ceignaient leurs fronts. Torrhen Stark, le roi devenu vassal. Edwyn le Printanier. Theon le Loup famélique. Brandon l’Incendiaire et Brandon le Caréneur. Jonos et Jorah, Brandon le Mauvais, Walton le Lunaire, Edderion le Fiancé, Eyron, Benjen le Miel et Benjen le Fiel, Edrick Barbeneige. Ils avaient des physionomies sévères, énergiques, et certains avaient perpétré des forfaits effroyables, mais tous étaient des Stark, et Bran connaissait par cœur l’histoire de chacun. Les cryptes ne l’avaient jamais effrayé ; elles faisaient partie intégrante de son chez soi, de son identité propre, et il avait toujours su qu’un jour il y reposerait aussi.
Or, voici qu’il en doutait quelque peu. Si je monte à présent, y redescendrai-je jamais ? Où irai-je, à ma mort ?
« Attendez ici », dit Osha lorsqu’ils eurent atteint le colimaçon de pierre qui vous menait vers la surface ou s’enfonçait vers les étages inférieurs dans les ténèbres desquels trônaient impassibles les rois issus de la nuit des temps. Elle tendit la torche à Meera. « Je grimperai à tâtons. » Aussitôt, ses pas s’éloignèrent, d’abord audibles, puis de plus en plus sourds, et le silence retomba. « Hodor », grinça fiévreusement Hodor.
Après s’être dit cent fois, dit et répété n’exécrer rien tant que demeurer là, tapi dans le noir, et ne rien désirer si fort que revoir le soleil, chevaucher dans le vent, la pluie, Bran se sentait gagné par la panique, à présent qu’allaient être comblés ses vœux. Les ténèbres lui avaient jusqu’alors procuré le sentiment d’être en sûreté ; quand vous ne pouviez seulement repérer sous votre nez votre propre main, vous n’aviez aucune peine à vous convaincre que vos ennemis ne sauraient davantage vous repérer. Au surplus, la présence des seigneurs de pierre vous donnait du cœur au ventre. Même sans les voir, vous les saviez là.
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